Provinciales/Allégories
LE PRINTEMPS
C’était le printemps, frère de l’été. Vous n’auriez pas su distinguer le blé du gazon, ni l’amitié de l’amour ; le ciel était lointain, et montait jusqu’au soleil ; les haleines des hommes ne ternissaient plus l’air, et ne s’y continuaient pas comme une rivière boueuse dans un fleuve transparent ; les trains seuls, à l’horizon, fumaient ; c’étaient les pluies fines tombant de l’azur comme si midi avait sa rosée ; c’était un petit ruisseau, amoureux de son eau, et qui courait après elle, murmurant en vain des noms. Le soleil n’était plus un patron dédaigneux, venant voir vers midi si les compagnons sont à l’ouvrage ; il se levait avec son chantier, escortait les diligences jusqu’aux bourgs, s’arrêtait parfois au-dessus des étangs, et pouvait voir déjà, en s’en allant, les poules dormir, d’un œil et d’une patte. Puis, la terre se dilatait, et devenait la nuit.
Il faudrait toute une saison pour voir venir le printemps, pour voir passer les jardinières, avec de grosses betteraves grenat, où s’est réfugié tout le sang de la terre ; les mères, avec de petits enfants, nés au printemps dernier, qu’elles flattent de la main, et appellent leur petit camarade ; les laveuses, auxquelles il suffirait de frotter les mains, pour faire de la mousse. Voilà une petite fille, qui a peur de tout, ses yeux étant trop grands ; voilà un petit chien bousculé, qui hurle et hurle…, étrangement fort, comme s’il était l’âme d’un Terre-Neuve gigantesque écrasé plus loin. On voit le ciel à travers la lune ; on voit le ciel, derrière la nuit.
Voilà mon printemps, voilà ma vie. Eux, les hommes, la vie les chasse, comme une voiture chasse un poulet. Elle est derrière ; il croit aussitôt qu’elle le poursuit, et l’idée ne lui vient pas de se ranger et de la laisser passer au galop et avec ses jurons ; il court, oubliant qu’il a des ailes, et ce n’est qu’une carriole qui bourlingue, pleine de fromages et dans laquelle des filles rient. Les amoureux seuls et les malades s’asseyent sur l’accotement et se plaisent à nommer par leur nom les avoines, les noisettes, les parties du soir, tout ce que l’on pourrait aimer, au fond, sans l’amour ou la maladie.
Voilà ma vie ; oublier que je vis, laisser toutes choses venir à moi, rapetissées et veloutées, pour qu’elles puissent passer par mes yeux sans me meurtrir aux prunelles ; me demander : les poules croient-elles que les hannetons tombent des nuages ; les chiens distinguent-ils les hommes de leurs sœurs les jeunes filles, de leurs femmes les femmes ; les chiens peuvent-ils être attentifs à d’autres qu’à la vieille demoiselle en visite qui leur dit, grattant le dessous de sa chaise : Le chat !
LA NOSTALGIE
On ne vous attendait point. On s’attendait peut-être à un orage, car les parfums rasaient la terre, et les chênes soigneux, par peur d’une averse, rassemblaient leur ombre autour d’eux. On s’attendait peut-être encore à s’endormir. Un berger jouait du pipeau ; à ses pieds, le ruisseau coulait ; dans le ciel, un oiseau volait. C’était un de ces paysages que l’ombre bistre, que la poussière poudre, qui sont rustiques avec apprêt, et qui vous renvoient votre tristesse ainsi qu’ils retournent l’écho, adoucie, ironique, un peu niaise. Dans le ciel, un oiseau dormait. C’est alors que vos mains se sont posées sur mes yeux ; derrière moi, ô Nostalgie ! je vous entendais rire, et quand, me dégageant, je vous ai vue, je ne savais comment vous saluer. Vous vous en êtes réjouie. — Qui suis-je ? avez-vous dit. Je suis la Vérité.
Vous n’étiez pas la Vérité. La Vérité est toute nue, comme vous, mais elle porte sa nudité ainsi qu’un uniforme, et elle s’accoude à chaque margelle pour regarder dans l’eau comment elle lui va. La Vérité se déshabillerait, et se déshabillerait encore, que cela ne nous étonnerait point, pas plus que le clown aux mille gilets. Elle se croit nue parce qu’elle n’a pas de vêtement, comme celles qui se croient belles parce qu’elles ne sont pas fardées. Tandis que près de vous, dans la campagne, tout ce que je croyais nu jusque-là se voila et se couvrit. Les sources n’étaient plus que la cornée de verre qui protège de l’air des mousses ; les couleurs des fleurs n’étaient plus les fleurs même ; sous le blanc laqué, sous les gouaches et les huiles, se devinait une menuiserie maladroite, couleur de bois blanc. Et, sous chacune de mes paroles logeait, comme un noyau, un mot divin.
Nous allions lentement, côte à côte ; chacun de vos mouvements soyeux m’emplissait d’une sollicitude et d’une angoisse infinies ; il me semblait que l’ombre des branches vous blessait comme un faux pli ; le soleil posait sur votre nuque et vos cheveux un joug auquel il se laissait tirer paisiblement, trop paresseux pour vous dépasser, et vous portiez vos deux mains au frais sur votre poitrine ; les minutes partaient sous vos pas comme des alouettes, s’engouffrant dans quelque nuage, une par une, et chacune évoquait, ô Nostalgie, tes servantes et tes domaines. D’abord l’absence, convalescence de l’amour, pendant laquelle on goûte aux liqueurs, au miel et aux friandises, pour s’intéresser de nouveau à la vie ; le cœur bat trop vite ou trop doucement ; chaque heure, chaque meuble, chaque geste cache un souvenir vers lequel on étend la main, pour la retirer aussitôt, et l’on marche à reculons dans la vie alors même qu’on ne voit plus ce qu’on quitta. Puis le mirage, qui flamboie et coule sur les sables comme l’azur sur les grès. Puis les gares, où l’on se regarde de coupé à coupé, distrait, affectant d’être désintéressé des bagages. Puis l’automne : il n’y a plus autour de la terre qu’une couche d’air chaque jour plus mince : aussi les tuiles des toits se rouillent, les cimes des arbres meurent, et c’est la saison des chasseurs, car les oiseaux ne peuvent plus monter vers les cieux, et s’y cacher.
Les enfants sortaient par deux de la maison d’école, et les moniteurs nous aperçurent trop tard pour les retenir. Tous se sont tus. Les petits garçons laissent leur toupie mourir sans la refouetter, te saluent, reculent quand tu leur tends la main, puis se laissent embrasser, sans un mouvement, les yeux fixes ; leurs cartables tombent, ils recueillent leurs devoirs lentement, machinalement, et, se sentant tristes, se croient coupables. Les petites filles au contraire restent à l’écart, revêches, s’éventent, jacassent, et répandent à la dérobée des épingles. Mais l’institutrice débouche de la cour, distribue des gifles à qui se retourne, et le cortège s’en va alourdi et embarrassé comme un enterrement qui laissa, par mégarde, le mort à la maison. L’adjointe les suit, gaillarde, tâtant ses peignes.
Et voici le lavoir tari, où l’on peut vérifier, dans la vase qui garde les empreintes, quels chevaux ont l’habitude de se baigner ; voici un petit chien qui, enthousiasmé à ma vue, galope autour de la place, et ne peut attraper ni son ombre ni sa queue. L’ombre abandonne la chaussée au soleil et suit le trottoir. Dans la volière une tourterelle picore un baiser au bec de son tourtereau et pieusement s’en gargarise. Mais là-bas, de son perron, où des arbustes arrondis en ballon tirent vainement sur leurs nacelles vertes, où une Vénus surprise, et qui ne veut pas sembler l’être, a l’air seulement de protéger sa poitrine contre un soleil indiscret, le notaire et ses hôtes les collègues nous ont vus. C’est une panique. Ils se précipitent vers la maison, trébuchant et se raccrochant à la redingote la plus proche. Puis les rideaux des croisées remuent. Seule, la notairesse, surprise et qui ne veut pas l’être, te contemple une seconde, laisse tomber le plateau des liqueurs, et imite machinalement le double geste de Vénus.
Et le bourg est passé, et le jour devient menu, et les bouleaux amidonnés éventent l’étang. Le ruban de la route s’embrouille à chaque taillis et à chaque tournant, et une automobile, à notre approche, ne le dévide qu’avec des précautions infinies. Une Américaine, de l’intérieur, nous photographie et se lève. — Chauffeur, vous qui n’écoutez jamais, crie-t-elle, écoutez et je vous pardonne, allez doucement, à cause de la poussière, et vous en ferez encore moins en arrêtant.
Elle descend, elle vient.
— À la bonne heure ! dit le chauffeur qui nous contemple, parlez-m’en !
Elle vient ; le vent gonfle sa jupe plissée ; elle va faire la roue. Un jabot cravate la jaquette havane. Elle marche en s’appuyant toute sur la jambe qui touche terre, en souriant d’un seul coin des lèvres, alternativement, comme si tout son être allait l’amble, puis, s’étirant, elle secoue les épaules et porte les mains aux hanches. Alors elle sait où est sa taille, sa montre, son cœur, et nous sourit.
— Monsieur, monsieur, dit-elle, je ne sais quelle chose me dit que je peux avoir confiance et vous serrer les deux mains. J’ouvre mon cœur, laissez vous répondre, et dites pourquoi je suis triste.
J’embrassai ses mains, l’une après l’autre, et je ne savais comment m’arrêter, n’ayant pas pris de point de repère.
— Vous n’êtes pas triste, lui dis-je ; et vous n’aurez jamais de rides. Votre sourire n’écarte pas vos lèvres, et vos paupières ne se plient pas ; elles se rentrent, toutes droites, dans votre front.
Elle sourit, et se tourna vers ma compagne.
— Je suis triste, affirma-t-elle. Et je ne le suis pas. Je trouve seulement que la journée est longue, qu’on la commence par le soir ou par le matin. Expliquez votre joie, et je saurai. Mon parfum ne m’empêche pas de goûter celui des autres ; mon cœur a son mouvement, il ne l’aurait pas que j’aurais le cœur de tout le monde, mais je comprends les autres cœurs. Je vous comprends. Je comprends que la France est un tout petit cottage, avec des hôtes discrets. Les Françaises peuvent se promener toutes nues, parce que vous portez au cœur le respect de tout ce qui est confiant. Il suffit qu’une chose soit calme pour que vous la preniez dans vos mains, et la baisiez. Vous avez tous l’air d’être apaisés d’un grand deuil ou d’un grand bonheur. Vous avez les choses les plus calmes parmi le monde : des routes serviables bordent chaque mille carré et vous ombragent jusqu’au château ; des servants se redressent à votre approche afin de mieux s’incliner ; des bœufs, pour ne pas bouger sur l’étang, s’amusent à ruminer leur eau, et des petits garçons m’ont dit le bonjour si doucement qu’il me servira pour des semaines. En Amérique, d’ailleurs, être nu n’est pas le calme. À la campagne, cela est impossible, à cause de la fumée, des ornières, des domestiques. Alors j’ai songé à l’être chez moi, et le jour du thé, toutes mes amies, et moi leur amie avons mis nos corps à notre aise. Il nous paraissait que voir une femme nue dût arrêter mille pensées lointaines comme une tour fait des nuages, mais il n’en fut rien pour nous. Parce que Miss Gracia White fit tomber sur elle une goutte de thé, nous eûmes du bonheur, mais quand on se fut vêtu, celles qui sont les plus intelligentes étaient les plus tristes… Comme vous marchez parfaitement, madame ; on dirait que vous ne vous êtes jamais habillée.
Le soir tombait, elle prit congé, roula cinq mètres, et me criait :
— Aimez-la, monsieur. Il faut aimer. Nous croyons là-bas que l’amour est la chose la plus extraordinaire du monde.
La forêt aspire les impuretés et les reflets de l’air, d’un tel souffle que les oiseaux doivent suivre. À l’horizon grince un chariot, à moins que ce ne soit la lune qui roule sur les étoiles et broie une autre voie lactée. Nostalgie, aucune des jeunes filles que j’ai connues n’est morte. Toutes s’occupent à la vie comme à un métier et sont les fuseaux actifs du jour à la nuit. Maintenant qu’il est sept heures, elles regagnent la maison. Les unes, attardées aux visites, achètent en hâte le dessert ; les autres copient le menu du souper et dessinent au recto un âne debout et des fleurs. Seule peut-être, sur la terrasse, Victoria s’attarde, s’accoude à la balustrade et se laisse maltraiter par le soir sans résistance ; se dit qu’il fait froid, sans mettre son châle, se dit que j’ai faim, sans déplier le goûter, et ferme les yeux, elle ne sait pour quelle pénitence, alors que toutes les couleurs du monde poudroient.
Ô Nostalgie, adieu ! ma lampe s’est allumée d’elle-même, là-bas, et mon chien m’attend, allongé en sphinx devant la porte qu’il ne comprend plus. Adieu. Voici la borne de la commune. Adieu, toi qui nous enveloppes dans le souvenir comme dans la robe de Nessus, qui poses tes mains à tout moment sur nos oreilles de sorte que nous n’entendons le bonheur que par bouffées incohérentes, pareils à des enfants espiègles quand jouent les orgues. En songeant à toi, les larmes viennent aux yeux sans qu’on ait envie de pleurer, comme l’eau, devant les vergers, vient à la bouche.
Je ne te vois déjà plus. Je reviens par la route brouillée, à travers le bourg. Des enfants courent après moi, imitant sur leur main le bruit des baisers. Une étoile tombe, et je ne trouve pas d’autre vœu à faire que de les voir tomber toutes. Dis-moi, ami, dis-moi ce qui m’étreint ainsi. Si c’est de la tristesse, je consens à être triste, toute ma vie ; — mais, si c’est de la joie, je m’en vais mourir, au premier chagrin.
À L’AMOUR, À L’AMITIÉ
Des matelots lavent le pont. Je me suis levé avant le jour pour ne pas penser à mon amie. Je m’enveloppe de ses couvertures et je m’étends sur son fauteuil. La lumière de la lune baisse à mourir dans son globe dépoli. La mer n’est pas la mer et n’est plus la nuit… La nuit où mon amie me prit la main va s’achever.
Amitié, marraine du printemps, déesse des traînes, des mains qui se raccordent au cœur des manchons, que ne suis-je l’homme le plus féroce du monde. Hier, dans la salle à manger, au moment de massacrer tous les passagers et son mari, devinant qu’elle ne le souhaitait pas, j’aurais achevé mon potage en silence.
Amour, que ne suis-je le monarque le plus puissant. Je n’en dirais jamais un mot ; mon chambellan serait sourd-muet, elle ignorerait tout, toujours.
Amitié, Amour, je vous prie ! C’est moi qui vous parle et non pas l’officier de quart. Écoutez. Je vais vous mettre au courant… Deux jours avant notre départ, j’étais assis près d’elle, sous la vérandah de son cottage. Les granges, les greniers, le parc se fermaient ou s’ordonnaient pour le sommeil. Le soir portait en lui la nuit, ainsi qu’un lait porte sa crème, et il semblait que le moindre cri aigu dût le faire tourner et s’assombrir. Un fermier poursuivait un cheval, par plaisir, et comme on poursuit un cerceau, en le frappant quand on le rattrape. L’étang n’avait pas de reflets, le soleil point d’ombre, les vitres point de soleil. Amitié, Amour, je pris sa main… Alors son mari parut et il crut causer de choses sérieuses, parce qu’il évita de causer du beau temps, qui était, ce jour-là, plus souverain que le bonheur.
Elle a visité toutes les capitales du monde, et de chacune, en souvenir, rapporta une cuiller d’or. Mais de toutes les campagnes, elle ne connaît que New-Jersey, aux fleuves d’argile, aux bosquets d’érables cramoisis, aux baies où la mer s’écaille en lamelles de cuivre, aux étangs bleu-Rachel qui mirent durement des pêcheurs en chapeau melon et en maillot garance. Amitié, Amour, je la conduis dans ma province, vous nous accompagnerez, on nous attend.
À Fromental, les jeunes filles viendront vers nous, barrant la route, timides et rieuses. La plus jolie vous paraîtra avoir des taches de rousseur, mais c’est qu’avant de l’admirer, vous aurez regardé le soleil. Elles t’offriront. Amour, des raisins, des pommes cueillies sur l’arbre, et, pour te gauler des noix, emprunteront au bouvier son aiguillon. À toi. Amitié, elles apporteront des fichus de laine blanche. Tu les remercieras en affirmant que tu n’as rien vu de plus beau, et elles avoueront qu’elles les ont brodés elles-mêmes. Mais tu penseras, maladroite, que ce sont des couvre-pieds. Alors on formera la ronde, et au mot embrassez qui vous voudrez, toutes se précipiteront vers Amour qui tendra les lèvres au baiser pour le rendre au moment même où il le reçoit et épargner ainsi du temps. À Limoges, vous mangerez des galettes de sarrasin dans des porcelaines à raies rose et vert. À Bellac, entrez, je vous prie, dans la maison où je suis né, et, du second étage, vous devrez reconnaître, bon gré mal gré, que c’est bien la plus belle ville du monde, à cause du mail à colonnades où jouent les filles d’officiers et du château Marmontel d’où Mme de Begorce, dans une hotte, se faisait porter chez le procureur son amant par des domestiques fidèles. Puis, à Poitiers, de la promenade Blossac, dont vous aurez gravi les deux cent cinquante marches de marbre, d’onyx et d’or, vous verrez notre lune, sur le ruisseau aux écrevisses, glisser à reculons, vous écouterez les chiens de garde se dire leur fait, les grenouilles coasser et coasser, croyant remonter le jour pour le lendemain, et alors, mes amis, vous saurez ce que c’est, que le soir.
Au premier Dimanche nous vous marierons. Toi, Amour, immortel dauphin, tu te blottiras aux bras de ta chaste épouse. Un luthier jouera les airs les plus charmants ; vos appartements auront des glaces où l’on ne se voit pas, pour que chacun se donne sans savoir son prix ; des pendules qui sonneront à la fois, pour s’en débarrasser, toutes les heures, puis, en règle avec le temps pour la journée, s’attarderont à ces quarts et à ces demies qui festonnent l’après-midi sans le hâter. Alors, désespéré soudain, tu avoueras à ta compagne que c’est toi qui, l’autre nuit, avais peint ses seins en bleu ciel. Tu sangloteras à fendre l’âme. Mais elle posera son doigt sur sa bouche pour t’ordonner le silence, et de partager en deux chaque baiser. Et tu riras.
Mais voilà, bosselé, rapiécé, jetant sur l’Océan le soleil et un anneau d’ombre, que Saint-Miguel-des-Açores, à mesure que le bateau approche, dévide et enroule la ligne de ses grèves sur le grand volcan dépassé. Collé à l’horizon il est d’abord ridicule comme un centre de circonférence égaré sur le cercle, et des mouettes de New-York trouvant l’Europe par trop minuscule repartent sans arrêt vers l’Ouest. Du navire nous dominons des îlots de glycine et de maïs, entaillés d’une crique, forés d’un lac, qui flottent sur la mer comme des palettes. Les coqs chantent.
J’ai dû fermer les yeux, car mon vieux matelot italien me secoue le bras, et m’annonce en secret que voilà la terre. Je dois sembler aveugle et stupide, car Miss Parsons, en passant derrière moi, me le murmure pour m’éviter quelque impair, car Miss Jones, qui sait naturellement le langage des signaux, agite ses bras déliés à mon intention, et le capitaine en personne tient à venir me mettre au courant, avec des ménagements.
— Voulez-vous ma lorgnette ? dit-il. J’affecte, pour le punir, de regarder par le bout qui éloigne.
— C’est la terre, me dit le pasteur avec sévérité.
Pourquoi ce ton ? Il n’y a rien dans ma tenue qui ne soit digne de la White Star Line et du nouveau continent. Et il est commode de se moquer de ma cravate quand on n’a, comme lui, qu’un plastron. Saint-Miguel-des-Açores, porte des Océans, clou d’émeraude qui fixe le grand tapis, toi dont les oiseaux chantent, toi dont les cheminées fument, dont chaque lac abrite sept cités englouties, je sais depuis des heures que tu es la terre : chaque pensée que j’envoie vers toi me revient avec un rameau d’olivier.
Il est temps d’aller frapper au hublot de mon amie. Elle répond en agitant sa main engourdie sous le rideau qu’elle ne soulève pas. Je refrappe, pour lui faire croire que je n’ai pas vu son signal. Alors la main reparaît, et je ne sais où elle a plongé : elle est toute chargée de bagues.
— Voilà la terre, criai-je.
Saint-Miguel est à portée de la voix d’un enfant. Sur le quai, près de mortiers et de couleuvrines rouillées, les ananas sont rangés comme des obus. Les vendeuses ont des capuches noires si rigides qu’elles doivent se placer face à face pour causer. Des béliers traînent des voitures de magnolias et de camélias cueillis aux jardins d’Antonio Borges, et ils courent après le parfum comme les ânes après la baguette de coudrier qu’agite, devant leurs naseaux, le cavalier. Des paquets d’Océan se déballent en dentelle sur l’escalier de la douane et sur les piles d’un triple portique, crème et patiné, comme Vénus, et comme tout ce qui se fait avec l’écume de mer.
Mais voici mon amie qui vient vers moi, offrant sa main et son sourire. Je n’embrasse que la première.
— Vous êtes gentil, me dit-elle : voilà la terre ! Des bateaux à voile éventent le steamer.
— Cher ami, ajoute-t-elle, ai-je l’air heureux ? Si le bonheur c’est d’avoir des lèvres qui vont rire, des yeux qui vont pleurer, et un immense chapeau à douze plumes, personne ne peut se vanter d’être plus heureux que mon amie. Nous descendons au flanc du bateau vers la barque où le plus beau nègre nous crie en portugais qu’il sait l’américain. En avant ! vers l’île, où mille coqs s’égosillent, pour annoncer que leur poule a pondu le soleil ! Il n’y a plus d’amitié ; il n’y a plus, amie, d’amour ; il n’y a plus, sur ta robe, sur ton visage, qu’un miroitement et qu’un rayonnement sous lequel tu tremblotes toute, et qui me force à m’incliner vers toi, anxieux, pendant que tu te penches, au bord de la chaloupe, sur ton reflet.