Premiers Académiques
(p. 443-490).
INTITULÉ LUCULUS.
I. L. Lucullus avait un grand génie, un goût très-vif pour les belles études ; toutes les connaissances libérales et dignes d’un homme de sa naissance lui étaient familières ; malheureusement à l’époque où il aurait pu surtout demander au forum des triomphes, Rome et ses affaires lui manquèrent constamment. Tout jeune encore, de concert avec un frère, son émule en piété filiale et en talent, il tenta l’entreprise de venger les injures paternelles, et s’y couvrit de gloire : bientôt après, envoyé questeur en Asie, il y remplit pendant plusieurs années cette charge avec toute la distinction imaginable ; nommé ensuite édile, quoique absent, il fut aussitôt après promu à la préture, car il pouvait être affranchi des délais par le bénéfice de la loi ; il partit pour l’Afrique, en revint pour exercer le consulat, et s’y comporta si bien que tout le monde admira son zèle et fut frappé de sa vive intelligence. Envoyé ensuite par le sénat contre Mithridate, il déploya dans cette guerre une telle valeur, que non-seulement il surpassa les espérances qu’il avait données de son mérite, mais laissa derrière lui tous ces anciens capitaines, si renommés ; ce qui fut d’autant plus admirable, qu’il ne pouvait guère compter sur cette gloire militaire, lui dont la jeunesse s’était écoulée à l’ombre des tribunaux, et qui avait consumé en Asie, au sein de la paix, les longues années de sa questure, pendant que Murena faisait la guerre dans le Pont : mais la prodigieuse pénétration de son esprit suppléa parfaitement à cette expérience des camps qui ne se peut enseigner. Il employa tout le temps de son voyage à interroger les hommes expérimentés, et à lire l’histoire des anciennes guerres. Parti de Rome encore novice dans l’art militaire, quand il aborda en Asie c’était un général consommé. Il avait une mémoire divine des choses, quoiqu’il le cédât à Hortensius pour la mémoire des mots. Mais, comme pour un homme d’action les choses ont plus d’importance que les mots, la mémoire de Lucullus était bien préférable. Thémistocle, que nous reconnaîtrons facilement comme le premier de tous les Grecs, avait aussi, dit-on, une mémoire extraordinaire des choses. Quelqu’un lui promettait de lui apprendre l’art, tout récemment découvert, de perfectionner la mémoire ; j’aimerais mieux, répondit-il, apprendre l’art d’oublier ; parce que, j’imagine, tout ce qu’il entendait et voyait restait gravé dans son souvenir. Avec les mêmes dons naturels, Lucullus avait invoqué le secours de cet art, que méprisa Thémistocle. Ainsi, tout comme nous fixons par l’écriture ce dont nous voulons faire des monuments durables, il gravait en traits ineffaçables les choses dans son esprit. Il se montra donc si grand général dans toutes les parties de la guerre, combats, sièges, batailles navales, administration des armées, équipement, appareil militaire, que ce roi, le plus grand de tous depuis Alexandre, avoua qu'il avait eu à faire à un plus grand capitaine qu'aucun de ceux dont il avait lu les exploits. II déploya aussi tant d'habileté et d'équité dans les constitutions et les lois que les cités reçurent de lui, qu'aujourd'hui encore l'Asie repose sur les institutions de Lucullus, et se soutient en suivant ses traces. Mais, quoique c'ait été pour le plus grand intérêt de la république, je ne puis m'empêcher de regretter qu'un si grand cœur et un si grand génie, par son absence prolongée, ait manqué si longtemps au forum et au sénat. Bien plus, revenu vainqueur de sa guerre contre Mithridate, la calomnie de ses ennemis retarda de trois ans le triomphe qui lui était dû. C'est nous consuls qui avons presque introduit dans Rome le char de cet homme illustre. Combien ses conseils et sa légitime influence sur mon esprit me servirent dans les circonstances les plus graves, c'est ce que j'aimerais à dire, s'il ne me fallait en même temps parler de moi, ce qui maintenant n'est pas nécessaire. J'aime mieux le priver d'un hommage qui lui est dû que d'y mêler le souvenir de mon propre mérite.
II. Mais à peu près tout ce qui chez Lucullus méritait une gloire populaire, a été célébré par les muses grecques et latines ; tout le monde a connu comme moi ces avantages extérieurs ; mais en voici de plus secrets dont je n'ai partagé la connaissance qu'avec un petit nombre de ses amis. Lucullus cultiva tous les genres de littérature, et en particulier la philosophie, avec beaucoup plus de soin que ne le pensaient ceux dont il n'était pas bien connu, non-seulement pendant sa jeunesse, mais plusieurs années encore lorsqu'il fut proquesteur, et même jusqu'au milieu des camps, où d'ordinaire les soucis de la guerre absorbent tellement l'esprit qu'ils ne laissent pas beaucoup de loisir au général sous sa tente. Antiochus, disciple de Philon, ayant la réputation d'être le premier des philosophes d'alors, par l'esprit et par la science, Lucullus l'attira près de lui pendant sa questure, et quelques années après lorsqu'il commandait les armées. Avec la prodigieuse mémoire dont nous avons parlé, il lui fut facile de connaître par des leçons répétées, ce dont une simple audition lui eût permis de conserver le souvenir. Il éprouvait un vif plaisir à lire les auteurs qu'il entendait citer. Mais je crains qu'en voulant ajouter à la gloire de tels hommes, je n'arrive qu'à la ternir. Il est en effet beaucoup de gens qui n'aiment pas les lettres grecques ; d'autres qui montrent peu de bienveillance pour la philosophie ; d'autres encore qui, sans proscrire ces études, pensent qu'il n'est point de la dignité des chefs de l'État de descendre à discuter ces questions oiseuses. Pour moi, lorsque je sais que M. Caton apprit les lettres grecques dans sa vieillesse ; lorsque je lis dans nos annales que P. L'Africain, dans cette célèbre ambassade dont on le chargea avant qu'il fût censeur, n'emmena absolument d'autre compagnon que Panétius : je ne cherche plus aucun patronage pour les lettres grecques ni pour la philosophie. Je dois encore répondre à ceux qui ne veulent point que des hommes aussi graves se commettent dans de tels entretiens. Faut-il donc que les réunions d’hommes célèbres soient muettes, ou le sérieux doit-il en être banni, et leurs conversations ne porter que sur des objets frivoles ? Certes, si l’éloge que nous avons fait de la philosophie dans un de nos livres est vrai, c’est une étude digne d’occuper les meilleurs et les plus considérables des hommes ; tout ce dont nous devons nous préoccuper, nous que le peuple romain a élevés à un si haut rang, c’est de ne point donner à nos études privées un temps que nous déroberions aux intérêts publics. Que si, lorsque nous avons une charge à remplir, non-seulement nous nous consacrons tout entiers aux affaires du peuple, mais même nous n’écrivons pas une seule ligne qui n’y ait rapport, comment pourrait-on critiquer nos loisirs, lorsque nous ne nous contentons pas d’en bannir toute langueur et mollesse, mais nous nous y efforçons encore d’être utiles à notre pays ? Nous pensons donc ne rien ôter, mais ajouter encore à la gloire de ceux dont nous montrons que les mérites populaires et éclatants allaient en compagnie de ces mérites moins connus et plus secrets. Il est aussi des gens qui contestent que les personnages introduits dans nos livres aient été versés dans les sujets que nous y traitons. C’est, ce me semble, porter envie non-seulement aux vivants, mais aux morts.
III. Reste une dernière espèce d’objections, celles des esprits qui n’approuvent point la méthode de l’Académie. Elles me toucheraient beaucoup plus, s’il était quelqu’un qui pût faire cas d’un autre système de philosophie que le sien. Pour nous, dont l’habitude est d’attaquer tous ceux qui croient avoir une science certaine, il faut bien que nous admettions que les autres pensent différemment de nous. Cependant la cause la plus facile à défendre, c’est la nôtre ; car nous voulons arriver à la découverte de la vérité sans aucune opiniâtreté, et nous la recherchons avec tout le zèle et tous les soins possibles. Quoique le chemin de la vérité soit partout hérissé d’obstacles, quoiqu’il y ait dans les choses une telle obscurité, et une telle infirmité dans nos jugements, que ce ne soit pas sans raison que les plus doctes et les plus anciens aient perdu l’espoir de découvrir ce qu’ils souhaitaient connaître ; toutefois, de même que leur courage n’a pas défailli, le nôtre non plus ne faiblit pas dans l’ardeur de nos recherches. Tout le but de nos discussions, c’est, en soutenant tour à tour les deux opinions contraires, de faire jaillir, et en quelque sorte d’exprimer de cette lutte ou ce qui est le vrai ou ce qui en approche le plus. Et il n’y a entre nous et ceux qui pensent avoir une science certaine d’autre différence, si ce n’est qu’ils ne doutent point que ce qu’ils soutiennent ne soit la vérité, tandis que nous avons beaucoup d’opinions probables, qu’il est commode de suivre, mais que nous ne voudrions pas affirmer. Ce qui précisément nous donne plus de liberté et d’indépendance, c’est que nous avons la pleine et entière disposition de notre jugement, et ne sommes nullement contraints de soutenir des préceptes qui nous auraient été en quelque façon imposés. Les autres sont liés avant d’avoir pu juger par eux-mêmes du meilleur parti à prendre ; dans l’âge où l’esprit est le plus faible, entraînés par un ami, séduits par le premier discours qu’ils entendent, il portent un jugement sur des choses qu’ils ne connaissent pas, et s’attachent comme à un rocher à la doctrine où les a poussés le vent. Quant à ce qu’ils disent, qu’ils s’en fient à celui qu’ils ont reconnu pour sage, je le leur accorderai, si l’ignorance et l’inexpérience pouvaient avoir un tel discernement (car il semble qu’il ne faille jamais plus de sagesse que pour savoir distinguer les sages) ; ce discernement, ils l’auraient eu, après avoir tout entendu et pris connaissance des autres systèmes ; mais à peine ont-ils entendu un parti, qu’ils se prononcent et s’abandonnent à lui sans réserve. Je ne sais comment il se fait que la plupart aiment mieux se tromper et défendre avec le dernier acharnement l’opinion qu’ils ont embrassée, que de rechercher, sans obstination, quelles idées se peuvent soutenir avec le plus de conséquence. Ce sont là des questions que j’ai agitées et discutées en plus d’une rencontre, et entre autres dans la villa d’Hortensius, voisine de Baules, ou nous nous rendîmes, Catulus, Lucullus et moi, le lendemain du jour que nous avions passé chez Catulus. Nous y étions arrivés de meilleure heure encore, ayant décidé que, si le vent le permettait, nous nous rendrions par mer, Lucullus à sa campagne de Naples, et moi, à ma terre de Pompéi. Après un moment de conversation dans la palestre, nous nous y assîmes tous les quatre.
IV. Catulus nous dit alors : Quoique le sujet de notre entretien d’hier ait été assez complètement traité pour qu’il puisse nous sembler à peu près épuisé, cependant, Lucullus, j’espère que vous tiendrez votre promesse, et que vous direz ce que vous avez appris d’Antiochus. —J’ai été plus loin que je ne voulais, dit Hortensius ; il fallait réserver le sujet tout entier à Lucullus ; et peut-être lui est-il réservé, car je n’ai pu vous dire que ce qui me venait à l’esprit, et j’attends de Lucullus des choses plus approfondies. — Cette attente, Hortensius, n’a rien qui me trouble, lui répondit Lucullus, quoique d’ordinaire elle soit l’échec de ceux qui veulent plaire ; mais comme je n’attache pas un très-grand prix à convaincre les autres de la vérité des opinions que j’exprime, je conserve toujours ma tranquillité. Je ne suis pas l’auteur de la doctrine que je vais soutenir, et j’avoue que si elle contient des erreurs, j’aime mieux être réfuté que de persuader les autres. Mais, par Hercule, au point où en est maintenant notre cause, quoique la journée d’hier ne lui ait pas été favorable, elle me semble cependant la meilleure de toutes. Je suivrai donc de tous points la méthode d’Antiochus, qui m’est parfaitement connue ; car je l’écoutais avec l’esprit le plus libre du monde et une grande application, et je l’entendis plusieurs fois traiter les mêmes questions ; vous voyez bien que je vous promets encore plus qu’Hortensius n’espérait de moi. Ce début de Lucullus excita en nous la plus vive attention. Il reprit : Lorsque je remplissais à Alexandrie les fonctions de proquesteur, Antiochus était près de moi ; mais auparavant déjà il avait à Alexandrie même lié amitié avec Héraclite de Tyr, auditeur assidu de Clitomaque et de Philon pendant plusieurs années, et qui s’était fait un renom mérité dans cette philosophie que l’on remet en honneur aujourd’hui, après l’avoir presque abandonnée. J’entendis souvent Antiochus discuter avec son ami ; tous deux y mettaient beaucoup de douceur. Ce fut à cette époque que les deux livres de Philon, dont nous parlait hier Catulus, arrivèrent à Alexandrie et tombèrent pour la première fois dans les mains d'Antiochus : et cet homme, naturellement si calme (car on ne saurait rien imaginer de plus doux que lui), ne put les lire sans colère. J'en fus tout surpris ; je ne l'avais jamais vu dans cet état. Il fait appel à la mémoire d'Héraclite ; il lui demande si c'est bien là le langage de Philon, s'il a jamais entendu dire à Philon ou à tout autre académicien quelque chose de semblable. Héraclite assure que non. Cependant on reconnaissait le style de Philon ; il ne pouvait y avoir de doute sur l'authenticité de l'écrit : car j'avais là trois de mes amis, hommes instruits, P. Et C. Lélius, et Tétrilius Rogus, qui affirmaient avoir entendu à Rome Philon lui-même tenir ce langage, et copié de leurs mains les deux livres sur l'écrit original. Antiochus fit alors toutes les objections que Catulus nous disait hier avoir été adressées à Philon par son père, et bien d'autres encore ; et il n'eut point de repos, qu'il n'eût publié contre son maitre le livre intitulé Sosus. Entendant alors avec beaucoup d'intérêt Héraclite discuter contre Antiochus, et celui-ci contre les académiciens, je voulus connaître avec le dernier soin, d'Antiochus lui-même, tout l'ensemble de la controverse. C'est pourquoi, pendant plusieurs jours de suite, en compagnie d'Héraclite et d'autres savants, parmi lesquels étaient Aristus, le frère d'Anutiochus, Ariston et Dion, dont notre ami faisait le plus d'estime après son frère, nous employâmes beaucoup de temps à épuiser toute cette discussion. Je ne dis rien des attaques dirigées contre Philon ; ce ne peut être un adversaire bien rude, celui qui déclare que la doctrine dont on a présenté hier la défense, n'est pas avouée par l'Académie. Quoiqu'il s'embarrasse peu de la vérité, ce n'est pas toutefois un adversaire redoutable. Venons à Arcésilas et Carnéade.
V. Voilà ce que nous dit Lucullus ; et bientôt il poursuivit en ces termes : D'abord vous me semblez (et il s'adressait à moi en me nommant), lorsque vous invoquez les anciens physiciens, agir comme ces citoyens séditieux, qui mettent en avant quelques hommes illustres des anciens âges, et vantent leur amour pour le peuple, afin de paraître ressembler à ces modèles. Ils remontent jusqu'à P. Valérius, qui fut consul la première année de l'expulsion des rois ; ils citent les consuls qui proposèrent les lois populaires sur les appels ; ils en viennent ensuite à ces partisans du peuple mieux connus, un C. Flaminius, qui pendant son tribunal, quelques années avant la seconde guerre punique, porta une loi agraire malgré le sénat, et fut dans la suite nommé deux fois consul ; un L. Cassius, un Q. Pompée ; ils mettent dans ce nombre jusqu'à P. L'Africain ; ils affirment que Tib. Gracchus agissait sous l'inspiration de deux frères aussi sages qu'illustres, P. Crassus et P. Scévola, dont l'un le conseillait ouvertement, comme nous le savons, et l'autre en secret, comme nous pouvons le soupçonner ; ils ajoutent C. Marius à cette liste, et, sur celui-ci, ils disent vrai ; après avoir étalé les noms de tant et de si grands hommes, ils déclarent qu'ils ne font que marcher sur leurs traces. Tout pareillement, lorsque vous voulez mettre la perturbation, non pas dans une république, mais dans une philosophie bien constituée, vous produisez Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophane, Platon lui-même et Socrate. Mais ni Saturninus (pour citer de préférence mon ennemi personnel) ne ressemble en rien à ces grands hommes des temps passés ; ni les artifices d'Arcésilas ne peuvent être comparés à la sage retenue de Démocrite. Cependant il arrive bien rarement que ces physiciens, embarrassés par quelque grande difficulté, s'écrient, comme s'ils n'étaient plus maîtres de leur esprit (ce qui arrive parfois à Empédocle, à un tel point qu'il me semble en démence) : Que tout est couvert de ténèbres ; que nous ne comprenons rien, ne voyons rien ; que nous ne pouvons avoir de rien une véritable connaissance. Mais la plupart du temps tous ces esprits défiants me paraissent au contraire pousser trop loin leurs affirmations, et faire plus montre de science qu'ils n'ont de fonds. Que si dans des matières toutes neuves, et comme à la naissance de la philosophie, ils ont pu se trouver quelquefois arrêtés, pensons-nous que tant de siècles, tant d'efforts et de si beaux génies n'aient rien produit ? N'est-il pas vrai que lorsque les doctrines les plus graves se furent solidement établies, comme naguère au sein d'une république excellemment organisée s'était élevé Tib. Gracchus pour troubler le repos de l'État, alors s'élève Arcésilas pour renverser toute la constitution de la philosophie, en se couvrant du manteau de ceux qui avaient affirmé qu'on ne peut rien connaître et rien savoir ? Mais de ce nombre il ne faut mettre ni Platon, ni Socrate ; le premier a laissé la plus parfaite de toutes les doctrines, celle des académiciens et des péripatéticiens, qui diffèrent sur les termes et sont d'accord sur les choses ; et dont les stoïciens eux-mêmes sont plutôt séparés par des mots que par des principes. Pour Socrate, il avait l'habitude de s'effacer dans une discussion, pour laisser plus d'avantages à ceux qu'il voulait réfuter ; c'est pourquoi, accordant volontiers ce qu'il ne pensait nullement, il aimait à se servir de cet artifice que les Grecs nomment εἰρωνείαν, ironie, qui, au rapport de Fannius, était aussi familière à l'Africain ; et pour le dire en passant, nous ne pouvons regarder comme un défaut en lui ce qui lui est commun avec Socrate.
VI. Mais admettons que la philosophie ait été lettre close pour les anciens, condamnerez-vous également toutes les recherches que l'on a faites depuis qu'Arcésilas accusant Zénon de ne rien inventer de nouveau, mais de faire tout simplement une réforme de mots dans les anciennes doctrines, et voulant ruiner ses définitions, s'efforça de couvrir de ténèbres les choses du monde les plus claires ? Malgré toute la finesse de son esprit et le charme merveilleux de sa parole, son système, qui n'eut d'abord pas grand succès, fut recueilli dans les premiers temps par le seul Lacyde, puis dans la suite perfectionné par Carnéade, le quatrième successeur d'Arcésilas. Carnéade en effet eut pour maître Égésine, qui avait reçu les leçons d'Ëvandre, disciple de Lacyde, dont le maître fut Arcésilas. Carnéade fut longtemps à la tête de cette école, car il vécut quatre-vingt dix ans. Ses disciples eurent beaucoup de renommée. Entre eux Clitomaque se distingua par son activité, comme l'atteste la multitude de ses livres : il avait autant d'esprit que Charmadas d'éloquence, et le Rhodien Mélanthius de suavité. Métrodore de Stratonice avait la réputation de bien connaître toute la pensée de Carnéade. Votre Philon avait entendu Clitomaque pendant plusieurs années ; et tant que Philon vécut, l'Académie eut un chaud défenseur. Quant à la tâche que nous entreprenons maintenant, de réfuter les académiciens, plusieurs philosophes, et des meilleurs, pensaient qu'on ne devait point s'y engager ; qu'il n'est point raisonnable de discuter avec ceux qui ne sont d'aucun avis ; ils blâmaient Antipater le stoïcien qui s'était fort avancé contre eux ; et disaient qu'il n'est point nécessaire de définir la connaissance, ou la perception, ou, si nous voulons rendre mot pour mot, la compréhension, que les Grecs nomment κατάληψιν. Ceux qui veulent prouver, ajoutaient-ils, qu'il est des objets capables d'être compris et perçus par l'esprit humain, ne savent ce qu'ils font, attendu que rien n'est plus clair que l'ἐναργεία, comme disent les Grecs, ce que nous pouvons nommer, si nous voulons, clarté ou évidence ; et, s'il le faut, nous fabriquerons des mots nouveaux, pour que Cicéron ne croie pas (ajouta-t-il eu plaisantant) que lui seul ait cette licence. Ils pensaient donc qu'aucun discours ne peut être plus clair que l'évidence, et disaient qu'on ne doit pas définir ce qui de soi est si lumineux. D'autres répondaient qu'ils se garderaient bien de parler les premiers en faveur de l'évidence, mais qu'ils estimaient nécessaire de réfuter ce qu'on dirait contre elle, et qui pourrait mener certains esprits à l'erreur. Le plus grand nombre cependant ne s'oppose pas à ce qu'on définisse même les choses évidentes, et pense qu'il y a là un problème digne d'occuper l'esprit, et que les académiciens méritent que l'on discute avec eux. Mais Philon dressant de nouvelles batteries pour échapper à la critique que l'on faisait aux académiciens d'être obstinés comme les autres, insulte d'abord ouvertement à la vérité, ainsi que le lui a reproché le père de Catulus, et se jette lui-même dans le piège qu'il redoutait. Il déclare que l'on ne peut rien comprendre (c'est-à-dire que tout est acataleptique, à ἀκατάληπτον), si la compréhension a pour fondement, comme le dit Zénon, une certaine représentation (je crois que nous nous sommes familiarisés dans notre entretien d'hier avec cette traduction du grec φαντασία), une représentation formée et moulée d'après l'objet dont elle émane, et telle que toute autre représentation qui ne viendrait pas de ce même objet ne pourrait lui être semblable : définition excellente, selon moi ; car comment nous fier à une perception et la croire fidèle, si le mensonge peut prendre à nos yeux la même figure que la vérité ? Ainsi Philon, en attaquant le principe de Zénon, nous ôte tout moyen de distinguer le faux du vrai ; d'où il résulte qu'il n'y a aucune connaissance possible, et que, sans y prendre garde, il retombe dans une extrémité qu'il voulait fuir. Nous entreprenons donc notre discussion contre l'Académie pour sauver cette définition de Zénon, que Philon voulait ruiner. Si nous n'en venons à bout, nous devrons accorder qu'on ne peut rien connaître.
VII. Commençons donc par les sens. Leurs jugements sont si clairs et si certains, que si l'on donnait le choix à notre nature, et qu'un dieu lui demandât si l'entière et parfaite possession de ses sens la satisfait pleinement, ou si elle désire quelque chose de mieux encore, je ne vois trop ce qu'elle pourrait demander. Il ne faut pas attendre ici que je réponde aux objections de la rame rompue et du cou de la colombe. Je ne suis pas homme à déclarer que tout ce qui frappe nos yeux est tel qu'il nous paraît ; c'est à Épicure à se tirer de cette difficulté, et de bien d'autres. A mon avis, le témoignage des sens est excellent lorsqu'ils sont sains et en bon état, et que tous les embarras et obstacles du dehors sont levés. C'est ainsi que nous voulons souvent que les objets contemplés par nous soient éclairés et situés d'une autre façon ; que nous les approchons et les éloignons ; que nous opérons enfin vingt changements, jusqu'à ce que leur aspect nous soit de lui-même un sûr garant de l'exactitude de nos perceptions. Il en est de même pour la voix, pour l'odeur, la saveur, et vous ne trouverez personne d'entre vous qui demande pour nos sens, chacun dans sa sphère, un jugement plus pénétrant. Mais qui ne voit quelle perfection l'exercice et la culture de l'art peuvent donner à nos sens ? quels instruments la peinture ne fait-elle pas de nos yeux et la musique de nos oreilles ? Combien, dans les ombres et les saillies, un peintre ne sait-il pas découvrir de nuances qui nous échappent ? Combien dans un chant ne perdons-nous pas de détails et de beautés qu'entendent les gens habiles ? Au premier son de la flûte, ils savent ce que l'on joue ; c'est l'Antiope, c'est l'Andromaque ; tandis que nous n'en avons pas même le soupçon. Il n'est pas nécessaire de parler du goût et de l'odorat ; ils servent à nous instruire, quoique imparfaitement, il est vrai. Que dire du tact, et surtout de celui que les philosophes nomment intérieur, de ce sens de la douleur et de la volupté que les Cyrénaîques regardent comme le seul juge de la vérité, parce qu'il nous donne des émotions indubitables ? Quelqu'un peut-il dire qu'entre celui qui souffre et celui qui est dans la volupté, il n'est pas de différence ? Celui qui soutiendrait une telle opinion, ne serait-il pas manifestement en démence ? Telles sont les représentations que perçoivent directement nos sens ; telles sont ces notions que l'on n'attribue pas précisément aux sens, mais qui leur appartiennent en quelque façon, comme par exemple : Cet objet est blanc, cet autre est doux, ceci est sonore, ce corps sent bon, celui-là est rude ; car se sont là déjà des appréhensions de l'esprit et non plus des sens. Viennent ensuite des propositions de ce genre : Cet animal est un cheval, celui-ci est un chien. Puis celles où se trouvent unis des termes plus importants, et qui renferment comme une idée accomplie de l'objet : telle est celle-ci, par exemple : Si l'homme existe, c'est un animal mortel et raisonnable. Ce sont elles qui fixent dans nos esprits les notions des choses, notions sans lesquelles on ne peut rien comprendre, rien étudier, raisonner sur rien. Mais si ces notions étaient fausses (vous traduisiez, je crois, ἐννοίας par notions] ; si elles étaient fausses, ou imprimées dans notre esprit par des représentations telles qu'on ne saurait distinguer les fausses des vraies, à quoi pourraient-elles nous servir ? Comment pourrions nous reconnaître ce qui est conforme ou contraire à la nature de chaque chose ? Non-seulement la philosophie, mais tous les arts utiles à la vie, tous les travaux de l'esprit dépendent surtout de la mémoire ; mais la mémoire avec une telle supposition ne s'évanouit-elle pas ? Qu'est-ce qu'une mémoire de mensonges ? Et comment se souvenir de ce que l'esprit ne saisit et ne possède pas ? Qu'est-ce qui constitue un art ? Ce n'est pas une ou deux notions, mais un grand nombre de perceptions de l'esprit. Si vous mettez ces perceptions au néant, comment distinguerez-vous l'ignorant de l'artiste ? Ce n'est pas au hasard que nous déclarons tel homme un artiste, et nions que tel autre le soit ; c'est parce que nous voyons l'un riche de perceptions et de notions, et l'autre, pauvre. Et comme il y a deux espèces d'arts, les uns qui consistent seulement dans la connaissance spéculative des choses, les autres qui vont à l'action et sont pratiques ; comment le géomètre, par exemple, pourra-t-il contempler des objets qui n'existent pas ou que l'on ne peut distinguer de vaines apparences ? ou comment le joueur de lyre pourra-t-il suivre la mélodie et dérouler tout l'ensemble du poème ? La même impossibilité se manifestera pour tous les arts du même genre, renfermés dans l'exécution et l'action. Que faire par art, à moins que celui qui l'exerce n'ait rassemblé un grand nombre de notions ?
VIII. L'idée des vertus nous prouve mieux que tout le reste que l'on peut percevoir et comprendre beaucoup de choses. C'est dans les vertus seules que nous plaçons la science, qui pour nous n'est pas seulement l'intelligence des choses, mais qui possède le double caractère de stabilité et d'immutabilité, et se confond avec la sagesse, ou l'art de la vie, dont le propre est l'inébranlable égalité. Mais si ce beau caractère de la sagesse n'est pas une conséquence des lumières, je demande où il a pris naissance et d'où il peut venir ? Je demande encore pourquoi l'homme de bien qui s'est résolu à souffrir tous les tourments, à se laisser déchirer par les plus intolérables tortures plutôt que de trahir son devoir ou sa foi, je demande pourquoi il s'est imposé de si dures lois, lorsqu'il n'avait pour s'immoler ainsi ni motif, ni raison, ni fondement ? Il est cent fois impossible qu'un homme fasse de l'équité et de l'honneur un tel prix qu'il ne recule pour les respecter devant aucun supplice, s'il n'a reconnu avec évidence des choses qui ne peuvent être fausses. Une sagesse qui s'ignore, est-elle la sagesse, oui ou non ? Et d'abord comment mériterait-elle de s'appeler sagesse ? Comment ensuite oserait-elle prendre résolument et poursuivre énergiquement un parti, s'il n'est point de règles certaines qui la guident ? Et si elle ne sait quel est le bien suprême et par excellence, ignorant à quelle fin tout doit se rapporter, comment serait-ce la sagesse ? De plus, il est manifeste qu'il faut établir un principe que suive le sage, lorsqu'il passe à l'action, et que ce principe doit être accommodé à la nature. Car autrement l'appétit, c'est ainsi que nous traduisons ὁρμήν, qui nous incite à agir, et par lequel nous aspirons à ce qui nous est représenté, ne pourrait être mis en mouvement. Mais qu'est-ce qui peut déterminer ce mouvement, si ce n'est la vue d'un objet et la conviction de sa réalité ? Deux conditions impossibles, si l'on ne peut distinguer les fausses représentations des vraies. D'un autre côté, comment les désirs de l'esprit seraient-ils éveillés, quand il ne peut distinguer si l'objet qu'il voit est conforme ou contraire à la nature ? Et par la même raison, si l'homme ne peut connaître quels sont ses devoirs, il n'agira jamais, n'éprouvera de penchant pour rien, et ne sentira aucune impulsion s'élever en lui. S'il se résout jamais à agir, c'est que nécessairement il aura vu luire la vérité devant lui. Eh quoi! si l'on vous prouve que votre opinion anéantit la raison, cette lumière et ce flambeau de la vie, persisterez-vous dans une thèse aussi déplorable ? C'est la raison qui provoque toutes les recherches ; c'est elle qui, se fortifiant dans ce rude travail, donne enfin à la vertu toute sa perfection. Une question exprime le désir de connaître ; le but d'une question, c'est une découverte. Mais personne ne découvre ce qui n'est point ; ce qui demeure dans le doute ne peut être découvert non plus ; mais lorsque ce qui était comme enveloppé dans l'ombre est mis en lumière, on dit alors qu'il y a découverte. C'est ainsi que le principe et la fin de toute recherche, qui aboutit à la connaissance et à l'intelligence, dépendent de la raison. C'est pourquoi on définit l'argument concluant (que les Grecs nomment ἀπόδειξις) : la raison qui conduit l'esprit de choses connues comme vraies à ce qui était encore douteux.
IX. Que si toutes les représentations étaient, comme ils le disent, confusément vraies ou fausses, sans qu'il y eût aucun moyen de les distinguer, comment pourrions-nous dire que quelqu'un a fait une démonstration ou une découverte ? Comment se fier à la conséquence d'un raisonnement ? à quoi la philosophie, qui n'est qu'une série de raisonnements, pourra-t-elle aboutir ? que deviendra la sagesse, qui ne doit douter ni d'elle-même, ni de ses décrets, que les philosophes nomment des dogmes, δόγματα, dont aucun ne peut être trahi sans crime ? Car lorsqu'on trahit un décret de la sagesse, c'est la loi du vrai et du bien que l'on met sous ses pieds. Après une telle profanation, les intérêts les plus sacrés de l'amitié et de la société sont bientôt immolés. Il est donc indubitable que la sagesse ne peut recevoir de faux décrets ; et ce n'est pas assez pour le sage ; il lui faut des règles stables, fixes, démontrées, inattaquables. Mais c'est ce qui ne se peut rencontrer, et est incompatible avec le système de ceux qui ne veulent admettre aucune différence entre les représentations d'où sont nés ces décrets et les vains fantômes. Dans cette extrémité, qu'on accorde au moins-au sage, comme le demandait Hortensius, de connaître véritablement qu'on ne peut rien connaître. Antipater le demandait aussi, lorsqu'il disait qu'affirmer que l'on ne peut rien connaître, c'est affirmer par conséquent qu'il est une chose que l'on peut parfaitement connaître, à savoir, que toutes les autres nous seront toujours inconnues. Mais Carnéade le réfuta avec une extrême subtilité : Tant s'en fallait, disait-il, que ce fût là une conséquence légitime, qu'au contraire c'était une contradiction formelle. Quand on nie qu'on puisse rien connaître, c'est sans restriction ; il est donc nécessaire que cette connaissance, tombant sous la loi générale, soit refusée à l'homme comme toutes les autres. C'est contre cette prétention surtout qu'Antiochus dirigeait ses coups. Puisque, disait-il, les académiciens ont pour dogme qu'on ne peut rien connaître, il ne faut pas qu'ils témoignent sur ce dogme la même indécision que sur tout le reste, d'autant plus que c'est là la pierre angulaire de leur doctrine. C'est bien là en effet la règle fondamentale de toute leur philosophie, la pierre de touche du vrai et du faux, du connu et de l'inconnu. Puisque tel est leur système, puisqu'ils veulent apprendre à tout homme ce qu'il doit admettre et ce qu'il doit rejeter incontestablement, ils ont dû reconnaître la certitude de ce principe dont ils font le juge souverain du vrai et du faux Les deux points les plus graves de la philosophie, sont le critérium de la vérité et le souverain bien ; le sage ne peut ignorer quel est le fondement de la certitude et le terme légitime de tous les désirs, d'où il doit partir et où il doit arriver. Avoir sur ce double objet des doutes au lieu de croyances, ou des croyances molles et chancelantes, c'est ce qui répugne tout à fait à la sagesse. Il était donc bien plus raisonnable de leur demander d'avouer que l'on peut au moins connaître l'impossibilité de la connaissance. Mais en voilà assez, à ce que je pense, sur l'inconséquence de leur doctrine, si toutefois on peut dire que des gens qui doutent de tout aient une doctrine.
X. Vient ensuite une partie de la discussion, abondante en arguments, mais abstraite, parce qu'elle touche à la physique, et je dois craindre ici d'accorder à mon adversaire trop de liberté et même de licence. Car dans des sujets aussi épineux qu'embarrassés, que ne doit-on pas attendre de celui qui s'efforce d'obscurcir la lumière elle-même ? On pourrait cependant montrer par une discussion ingénieuse, avec quel art admirable la nature forme d'abord tous les animaux et ensuite l'homme, le plus parfait de tous ; quelle est la vertu des sens ; comment les représentations nous frappent d'abord, puis ensuite l'appétit qu'elles excitent s'éveille en nous ; comment alors nous dressons nos sens pour saisir les choses. Car l'intelligence qui est la source des sens et en quelque façon un sens elle-même, a une puissance naturelle d'attention qu'elle dirige vers les objets qui la frappent. Parmi les représentations qu'elle saisit, les unes lui sont d'un emploi immédiat, certaines sont mises comme en dépôt, et c'est l'origine de la mémoire. Elle se forme d'autres notions par l'examen des ressemblances, et de ces notions sortent les vraies idées des choses, que les Grecs nomment tantôt ἐννοίας, tantôt προλήψεις. Qu'à cela vienne se joindre la raison, l'art des démonstrations, et l'immense multitude des objets que le monde nous présente, et vous voyez naître la véritable science, et la raison perfectionnée par tout ce travail successif atteint enfin à la sagesse. L'intelligence donc étant faite pour donner à l'homme la science et l'égalité de la vie, elle aspire surtout à la connaissance ; elle aime la compréhension (car c'est ainsi, avons-nous dit, que l'on peut rendre exactement le κατάληψις des Grecs), pour elle-même d'abord, car rien n'est plus délicieux pour l'esprit que la lumière de la vérité, et ensuite pour ses conséquences pratiques. C'est pourquoi l'intelligence exerce les sens, invente les arts comme des sens nouveaux, et donne assez de force à la philosophie pour produire enfin la vertu, cette chose excellente qui met l'ordre dans toute la vie. Ainsi donc, ceux qui soutiennent qu'on ne peut rien comprendre, détruisent d'un coup tous ces instruments et tous ces ornements de la vie, ou plutôt ils détruisent et ruinent la vie elle-même, et retirent à l'être animé le foyer de l'animation ; en telle façon qu'il serait difficile de faire ressortir assez toute la témérité de leur doctrine. J'avoue que je ne puis comprendre leur dessein, ni deviner ce qu'ils veulent. Quand parfois nous leur proposons cette réflexion : Si ce que vous dites est vrai, alors il n'y a rien de certain ; ils répondent : Qu'y pouvons-nous faire ? Est-ce notre faute ? Accusez la nature qui a caché, comme le disait Démocrite, la vérité au fond d'un abîme. D'autres y mettent plus d'esprit, ils se plaignent que nous les accusions de professer l'incertitude universelle, et s'efforcent d'établir une grande différence entre l'incertain et ce qu'on ne peut connaître, et de nous montrer en quoi cette différence consiste. Adressons-nous donc à ceux qui font cette distinction ; pour ceux qui prétendent qu'il règne sur toutes les questions la même incertitude que sur celle-ci : Le nombre des étoiles est-il pair ou impair ? pour ceux-là, le mieux est de renoncer à guérir leur folie. Les autres accordent au moins (et j'ai remarqué que vous en étiez frappés) qu'il y a des probabilités et des vraisemblances, et disent qu'ils trouvent là une règle à suivre pour la conduite de la vie, pour l'ordre des recherches et pour les discussions.
XI. Mais quelle peut être cette règle, quand nous n'avons aucune idée nette du vrai et du feux, puisque nous sommes dans l'impuissance de les distinguer l'un de l'autre ? Si nous avons une telle règle, il faut nécessairement qu'il y ait une différence non-seulement entre le bien et le mot, mais entre le vrai et le faux. Si cette différence n'existe pas, il n'y a pas de règle, et celui aux yeux de qui l'erreur et la vérité paraissent sous les mêmes traits, ne peut porter aucun jugement, ni reconnaître la vérité à aucune marque. Dire que l'on ne conteste qu'une chose, à savoir, qu'il y ait des perceptions vraies dont certaines illusions ne puissent prendre la figure, et que l'on accorde tout le reste, c'est tenir un langage puéril. Ils nous ôtent la condition même de nos jugements, et prétendent ne touchera rien du reste ; c'est comme si, après avoir crevé les yeux à un homme, on lui disait pour consolation qu'on le laisse au milieu des objets visibles. Ce n'est que par les yeux qu'on voit, et qu'au moyen des représentations qu'on connaît ; mais il faut, pour connaître, que la vérité nous ait donné d'elle-même un signe qui ne lui soit pas commun avec l'erreur. Aussi, soit que vous preniez parti pour la vision probable, ou, comme Carnéade, pour la vision probable et qui n'est point embarrassée, soit que vous imaginiez quelque autre terme moyen qui vous règle, il faudra toujours que vous en reveniez à la représentation en question. Et si les caractères de cette représentation ne peuvent la distinguer des vains fantômes, tout jugement est interdit à l'intelligence, parce qu'au milieu de cette confusion on ne peut reconnaître le signe propre de la vérité. Si au contraire elle n'a rien de commun avec l'erreur, j'ai ce que je demande ; car tout ce que je veux, c'est que le vrai m'apparaisse de telle façon que je ne puisse pas le confondre avec le faux. Ils n'échappent donc pas à l'erreur, lorsque, contraints en quelque façon par le cri de la vérité, ils veulent distinguer ce qui est manifeste de ce qui est connu, et disent qu'il y a certaines choses dont l'esprit est frappé manifestement, mais que l'on ne peut ni comprendre ni véritablement connaître. Comment dire qu'une chose est manifestement blanche, s'il peut arriver que ce qui est noir paraisse blanc ? Comment déclarer que certaines notions sont manifestes ou fidèlement imprimées dans l'esprit, lorsque nous ne pouvons savoir si l'esprit est frappé par la réalité ou par des fantômes ? Ainsi donc il ne reste ni couleur, ni corps, ni vérité, ni raisonnement, ni sens, ni quoi que ce soit de manifeste. Aussi les académiciens sont-ils habitués à s'entendre demander atout propos lorsqu'ils disent quelque chose : Vous savez donc ce que vous dites là ? Mais ils se moquent de ceux qui leur font cette question. Le tort de ceux-ci est de ne pas insister et leur prouver que l'on ne peut rien affirmer ni soutenir aucune opinion sans avoir reconnu à une marque certaine et caractéristique que cette opinion mérite la faveur qu'elle trouve près de nous ? Qu'est-ce, je vous prie, que votre probable ? Si vous confirmez l'autorité de ce qui s'offre d'abord à l'esprit et paraît probable au premier aspect, quoi de plus léger ? Si vous voulez, qu'usant de circonspection, on ne se rende qu'à ce qui emporte notre consentement après une mûre considération, vous n'êtes pas plus avancés pour cela. D'abord, puisque entre les apparences on ne peut établir aucune distinction, elles perdent toutes également leur droit à notre créance : ensuite, comme vous avouez qu'après tous les efforts possibles et le plus scrupuleux examen, il peut se faire que le sage tienne pour vraisemblable ce qui est très-éloigné de la vérité, comment, en supposant que vous touchiez souvent à la vérité même (comme vous vous en vantez), ou qu'au moins vous en approchiez extrêmement, pouvez-vous avoir confiance dans vos propres pensées ? Pour avoir confiance dans ses pensées, il faut posséder un signe caractéristique de la vérité ; mais vous dérobez la lumière et en étouffez en quelque façon le foyer ; à quelle sorte de vérité prétendez-vous donc atteindre ? Peut-on tenir un langage plus absurde que celui-ci : Voilà un signe qui parle à mon esprit en faveur de telle chose, et c'est pourquoi j'y crois ; mais il peut se faire que ce signe corresponde tout aussi bien à une erreur, ou même ne corresponde à rien du tout. Mais en voilà assez sur la perception. Si quelqu'un veut attaquer ce que nous avons dit, la vérité, même en notre absence, se défendra facilement elle-même.
XII. Nous avons, ce nous semble, assez mis en lumière toute cette première partie du sujet ; nous dirons maintenant quelques mots seulement de l'assentiment et de l'approbation, que les Grecs nomment συγκατάθσιν ; non pas que ce soit un point de médiocre importance, mais parce que les principaux éléments de la question se trouvent dans ce que nous avons déjà dit. Car en expliquant les fonctions des sens, nous avons montré que beaucoup de choses sont saisies et perçues par eux, ce qui ne peut se faire sans un certain assentiment. Ensuite comme ce qui distingue surtout l'être animé de l'inanimé, c'est que ce dernier n'agit point, tandis que le premier agit (il est vrai qu'on ne peut se faire aucune idée d'un être entièrement inactif), il faut ôter le sens au premier, ou lui rendre le libre assentiment qui nous appartient. C'est réduire en quelque façon au rôle d'êtres inanimés ceux à qui on refuse le don de sentir et de croire. De même que le bassin d'une balance où vous placez des poids, fléchit nécessairement, ainsi l'évidence doit entraîner l'esprit. Car en même sorte qu'il est impossible à un être vivant de ne point désirer ce qui lui paraît conforme à sa nature (ce que les Grec nomment οἰκεῖον), il est impossible à l'esprit de ne pas croire à la réalité d'un objet évident. Mais si les principes que nous avons soutenus dans la première partie de cette discussion sont vrais, il est tout à fait inutile de parler de l'assentiment. Car il n'y a pas de perception sans assentiment ; et par la suite, sans assentiment vous n'avez ni la mémoire, ni les notions des choses, ni les arts ; mais voici plus encore : ne croire à rien, c'est n'avoir rien en sa puissance, c'est perdre le plus beau privilège de notre nature. Que devient donc la vertu, si rien ne dépend de nous ? Mais c'est le comble de l'absurdité, de dire que nos vices dépendent de nous, et qu'on ne fait le mal qu'après y avoir consenti ; et de soutenir le contraire pour la vertu qui doit toute sa constance et sa fermeté aux choses mêmes dont elle a reconnu l'évidence et confessé la vérité ; car il faut nécessairement, avant d'agir, voir quelque chose, et croire à ce que l'on voit. C'est pourquoi, celui qui supprime on la perception ou l'assentiment bannit toute action de la vie.
XIII. Voyons maintenant comment nos adversaires se défendent. Mais auparavant vous devez connaître les points fondamentaux de toute leur doctrine. Ils réduisent d'abord en théorie ce que disent les stoïciens des perceptions ; ils définissent la représentation, en distinguant les espèces, et marquant celles que l'on peut percevoir et comprendre. Ils exposent ensuite les deux principes qui dominent toute cette question ; l'un est que lorsque des choses sont telles que d'autres fort diverses peuvent leur paraître semblables, et que l'on ne trouve aucune différence entre elles, il est impossible que les unes soient perçues et que les autres ne le soient pas ; le second, qu'il n'y a aucune différence entre deux choses, non-seulement quand elles sont de tout point semblables, mais encore quand on ne peut les distinguer. Ces principes posés, un seul raisonnement leur suffit pour établir leur thèse. Voici ce raisonnement en forme : “Des représentations qui nous frappent, les unes sont vraies, les autres, fausses ; mais ce qui est faux ne peut être perçu, et ce que nous voyons de vrai est tel que le faux pourrait nous paraître absolument semblable ; d'ailleurs lorsque les objets qui frappent nos sens n'offrent aucune différence, il ne peut se faire que l'on perçoive les uns et que l'on ne perçoive pas les autres. Donc aucune représentation ne peut étre perçue.” Des propositions qu'ils avancent pour arriver à leur conclusion, ils pensent qu'il en est deux que tout le monde leur accordera ; et personne en effet ne songe à les contester. Ce sont celles-ci : “Les représentations fausses ne peuvent être perçues ;” et cette autre : “Entre les représentations qui n'offrent point de différence, il ne se peut faire que les unes soient perçues, et les autres non.” Ils donnent des raisons nombreuses et variées à l'appui de leurs autres propositions, qui se réduisent aussi à deux ; la première : “Parmi les apparences des choses, il en est de vraies et de fausses ;” la seconde : “Toute représentation vraie est telle qu'une fausse puisse lui être exactement semblable.” Ils n'avancent pas ces deux propositions en passant, mais ils les développent et les expliquent avec beaucoup de soin et d'application. Ils établissent dans leur démonstration de grandes divisions ; ils commencent par les sens et par les notions qui nous viennent des sens, et en général de l'expérience, dont ils s'efforcent d'éteindre la lumière. Ils viennent ensuite à cet autre chef, qu'on ne peut non plus rien connaître par la raison ni par conjecture. Ils subdivisent encore ces thèses générales ; vous l'avez vu dans notre entretien d'hier pour ce qui touche les sens ; c'est une méthode qu'ils suivent partout ; et après avoir divisé chaque sujet eu ses moindres parties, ils entreprennent de prouver qu'eu regard de tout ce qui nous parait vrai, on peut mettre des erreurs qu’on ne saurait distinguer de la vérité ; d’où ils concluent qu’on ne peut rien connaître.
XIV. Toute cette finesse de dialectique me semble très-digne de la philosophie, mais fort peu en harmonie avec le système qu’on soutient là. Les définitions et les divisions, et la lumière qu’elles prêtent aux discours, les ressemblances et les différences, et tous ces rapports finement et subtilement saisis ; tout cela convient à des hommes convaincus que tout ce qu’ils soutiennent est vrai, solide et certain, et non pas à ceux qui crient que leurs opinions n’expriment pas plutôt la vérité que l’erreur. Que répondraient-ils à celui qui leur demanderait, quand ils définissent quelque chose, si cette définition peut s’appliquer indifféremment à toute autre chose ? S’ils disent qu’elle le peut, comment prouveront-ils que c’est la vraie définition ? s’ils disent que non, ils doivent avouer que, puisque cette définition ne peut s’appliquer à ce qui est faux, il est donc possible de connaître l’objet de cette définition, et c’est ce qu’ils ne veulent pas. On pourra faire le même raisonnement partout. Car s’ils disent qu’ils aperçoivent clairement ce dont ils parlent, et que la confusion des représentations ne les embarrasse point, ils déclarent par là même qu’ils peuvent connaître ce qu’ils saisissent ainsi. S’ils affirment au contraire qu’on ne peut distinguer les vraies représentations des fausses, comment pourront-ils faire un pas plus loin ? On les arrêtera, comme on les a déjà arrêtés. Car il est impossible de conclure dans un raisonnement, si les propositions dont la conclusion doit dépendre ne sont assez bien établies pour qu’aucune erreur ne puisse être confondue avec elles. Ainsi donc si la raison, s’appuyant sur une série de notions et de connaissances évidentes, prouve par leur moyen qu’on ne peut rien connaître, est-il rien au monde de plus contradictoire ? Et comme la nature d’un bon raisonnement consiste à mettre en lumière ce qui est caché, et à employer, pour atteindre plus facilement son but, les données des sens et les notions évidentes, quels raisonnements peuvent faire ceux qui veulent trouver partout plutôt des apparences que la réalité ? Mais où on les prend surtout en contradiction flagrante, c’est quand ils cherchent à accorder ces deux propositions dont l’hostilité est manifeste ; la première, “que certaines représentations sont fausses” (parler ainsi, c’est déclarer que certaines autres sont vraies) ; et l’autre en même temps, “qu’entre les représentations vraies et fausses, il n’y a aucune différence. “Mais la première impliquait précisément qu’il y eût une différence. Si vous acceptez le premier de ces principes, il faut abandonner le second ; si vous posez le second, le premier tombe. Mais allons plus loin, et raisonnons de telle sorte qu’on ne puisse nous accuser d’être trop complaisants pour nos propres idées, et de négliger quelqu’une de celles de nos adversaires. D’abord, cette sorte d’évidence dont nous avons parlé, est bien assez puissante pour nous montrer par elle-même les choses telles qu’elles sont. Toutefois ce n’est pas sans beaucoup d’art et de soin que nous saurons nous maintenir dans ctte région de l’évidence ; car il est à craindre que nous n’en soyons expulsés par de certains prestiges et d’habiles artifices. Épicure, qui a voulu porter remède à nos erreurs dont le vice semble rejaillir sur la connaissance de la vérité, et qui a dit que le sage doit distinguer l'opinion de l'évidence, n'a rien gagné ; car il ne nous apprend en aucune manière à purger de l'erreur nos opinions.
XV. On dirige contre l'évidence deux sortes d'objections ; nous devons donc préparer pour elle une double défense. On objecte d'abord que les esprits se fixent et se concentrent trop peu sur les objets évidents, pour pouvoir reconnaître de quelle clarté ils sont revêtus ; ensuite on tire argument de ce que certaines intelligences enveloppées et comme égarées par des questions captieuses, et ne pouvant les résoudre, trahissent la vérité. Il faut donc avoir présent à l'esprit ce que l'on peut répondre, et que nous avons déjà exposé en faveur de l'évidence, et nous armer pour traiter victorieusement toutes ces questions captieuses, et briser ces pièges ; c'est ce que je me propose de faire maintenant. J'exposerai avec ordre leurs arguments ; car eux-mêmes apportent dans leurs discussions beaucoup de méthode. D'abord ils s'efforcent de prouver que beaucoup de choses peuvent nous paraître réelles, dont l'existence cependant soit chimérique, parce que de vains fantômes peuvent agir sur notre esprit de la même manière que des objets positifs. Vous dites, ce sont eux qui parlent, que certaines représentations nous sont envoyées par Dieu, comme dans les songes, par exemple, dans les oracles, les auspices, les entrailles des victimes (car ce sont, là ajoutent-ils, les opinions des Stoïciens contre qui ils discutent) ; mais alors comment se fait-il que Dieu puisse donner la vraisemblance à de fausses représentations et qu'il ne puisse la donnera celle qui se rapprochent le plus de la vérité ? S'il peut la donner à ces dernières, pourquoi pas à celles qu'on distingue à grandpeine, mais qu'on distingue pourtant de la vérité ? S'il le peut encore, pourquoi pas à celles dont la vérité ne se peut plus aucunement distinguer ? Ensuite, puisque l'esprit se met de lui-même en mouvement, comme le manifestent les fantaisies de notre imagination, les hallucinations des furieux et les rêves ; n'est-il pas vraisemblable que l'esprit soit mû aussi par des objets extérieurs, de telle sorte qu'il ne puisse pas distinguer si ce qu'il voit sont des réalités ou des illusions, et qu'il soit incapable de reconnaître entre elles aucune différence ? Tout comme si deux hommes venaient à trembler et à pâlir, l'un spontanément et par une certaine révolution intérieure, l'autre en présence de quelque objet terrible, on ne pourrait distinguer ces deux genres de tremblement et de pâleur, et il n'y aurait aucune différence sensible entre ces deux résultats de causes opposées. En résumé, y a-t-il des représentations fausses qui aient de la vraisemblance ? Si on le nie, c'est une autre discussion ; si on l'accorde, pourquoi refuser la vraisemblance à celle que l'on distingue difficilement des représentations vraies ? pourquoi à celles qu'on n'en peut distinguer ? surtout quand vous dites que le sage en fureur s'abstient de porter aucun jugement, parce qu'il ne sait plus démêler les représentations qui le frappent.
XVI. Antiochus réfutait abondamment toutes les objections tirées de ces visions chimériques, et parlait sur ce sujet seul tout un jour. Je ne veux pas en faire autant ; j'exposerai simplement les points capitaux de la réponse. Et d'abord on doit blâmer l'emploi qu'ils font de cette méthode d'interrogation extrêmement captieuse, que la philosophie réprouve, et qui consiste à s’avancer insensiblement et par petits degrés ; c’est ce qu’ils nomment sortie ; parce qu’ils élèvent comme un monceau grain à grain avec cet artifice, certainement très-blâmable, mais aussi très-embarrassant pour l’esprit. Voici en effet la marche que vous suivez : “Si Dieu envoie dans le sommeil des représentations probables, pourquoi ne pourrait-il pas faire qu’une représentation fausse ressemblât à une vraie ? puis ensuite, qu’on ne les pût que difficilement distinguer l’une de l’autre ? puis encore qu’il fût impossible de les distinguer ? Et enfin qu’il n’y eût aucune différence entre les deux ? ” Si vous arrivez là parce que je vous accorde de moi-même chaque terme de votre série, ce sera ma faute ; si vous vous accordez tout spontanément, ce sera la vôtre. Comment convenir avec vous que Dieu puisse tout faire, ou, s’il le peut, qu’il fasse ce que vous dites là ? Comment pouvez-vous tenir pour indubitable que, si une chose ressemble à une autre, il en résulte qu’entre les deux on ne puisse plus trouver que difficilement de différence ? Ensuite, ne plus en trouver aucune ? Et qu’enfin elles deviennent exactement les mêmes ? De telle façon que si les loups ressemblent aux chiens, vous finirez par dire que chiens et loups c’est tout un. Il y a sans doute plusieurs choses déshonnêtes qui ressemblent aux choses honnêtes, plusieurs maux qui ressemblent au bien, et plus d’un ouvrage du hasard, aux œuvres de l’art ? Pourquoi donc hésitons-nous à affirmer qu’il n’y a entre les uns et les autres aucune différence ? N’est-ce pas que nous apercevons que leur nature y répugne ? Car il n’est rien au monde que l’on puisse transporter de son genre dans un autre genre. Mais s’il arrivait qu’entre des représentations de diverses espèces, il n’y eût aucune différence, la conséquence en serait que certains objets se trouveraient être à la fois dans leur genre et dans un genre étranger ; ce qui est manifestement impossible. En second lieu, on peut renverser par une seule objection toutes ces visions chimériques, celles que notre imagination crée à plaisir (et nous reconnaissons qu’elle ne fait pas défaut dans cette besogne), comme celles qui se produisent dans le sommeil, dans l’ivresse, dans la démence. Car nous déclarons qu’aucune des représentations de ce genre ne présente ce caractère d’évidence auquel nous devons nous tenir inébranlablement attachés. Quel est l’homme qui, après avoir donné carrière à son imagination, ne sent pas, lorsqu’il a secoué son rêve, et qu’il est rentré en lui-même, toute la différence qu’il y a entre des choses évidentes et des chimères ? J’en dirai tout autant des songes. Croyez-vous qu’Ennius, après s’être promené dans des jardins avec Ser. Galba, son voisin, ait dit : “II me semble que je me promenais avec Galba ? ” Mais quand il nous fait le récit d’un songe, il dit : “Il me semblait que le poète Homère était devant mes yeux.” Et de même, dans Épicharme : “Je rêvais, et il me semblait que j’étais mort.” Aussi, dès que nous sommes réveillés, méprisons-nous ces visions, et sommes-nous loin de les prendre au sérieux comme les actes de notre vie publique.
XVII. Mais, dit-on, ces objets chimériques de nos songes ont tous les traits de la réalité. Il s’en faut beaucoup ; mais je ne veux pas insister sur cette différence ; qu’il nous suffise de dire que, pendant le sommeil, l’esprit et les sens n’ont ni la même vigueur, ni la même intégrité que pendant la veille. Pour les hommes ivres, ils sont loin d’agir avec autant d’assurance que lorsqu’ils 452 ont les sens rassis : ils sont indécis, ils hésitent, ils se reprennent par moments ; ils ne prêtent à ce qu'il leur semble voir qu'une foi chancelante : et après avoir dormi, ils comprennent toute la vanité de ces visions. La même chose arrive dans la démence : le furieux, au premier moment de son accès, ne fait que rendre son impression, en disant qu'il voit des chose qui cependant n'existent pas mais quand il éprouve quelque relâche, il sent alors et parie comme Alcméon : “Mon cœur dément le rapport de mes yeux.” — Mais le sage, dans un accès de fureur, retient son jugement, de crainte de recevoir l'erreur pour la vérité. — Il le retient encore dans bien d'autres circonstances ; lorsque ses sens sont appesantis et alanguis, lorsqu'il trouve de l'obscurité dans les choses, ou lorsque le temps lui manque de les bien connaître. Mais en toute circonstance, de cela même, que le sage retient son jugement, il faut conclure contre vous. Car s'il n'y avait aucune différence entre les représentations, il s'abstiendrait toujours, ou ne s'abstiendrait jamais. Tout cet ordre d'objections nous montre bien avec quelle légèreté raisonnent ceux qui veulent tout confondre. Nous demandons suivant quelles règles juge l'homme grave, égal, ferme et sage ; et l'on nous cite pour exemples les rêves, les accès de fureur et les vapeurs du vin. Ne voyons-nous pas, dans toute cette argumentation, quelle est l'inconséquence de notre langage ? N'avons-nous pas scrupule de mettre en avant les hommes plongés dans le sommeil et dans l'ivresse et ceux dont l'esprit est renversé, usant d'un procédé si absurde, que nous déclarons tantôt qu'il y a une différence entre les perceptions de la veille et celles du sommeil, entre les perceptions d'un esprit sain et rassis, et celles d'usé intelligence disposée autrement ; tantôt qu'il n'y a aucune différence ? Ils ne voient pas même que par là ils rendent tout incertaines ; ce qu'ils ne veulent pas : j'appelle incertaines les choses que les Grecs nomment ἄδηλα. S'il en est ainsi, qu'entre les perceptions d'un homme sensé et celles d'un fou il n'y ait aucune différence, qui pourra être assuré de posséder son bon sens ? Et vouloir atteindre un tel résultat, n'est pas d'un homme médiocrement insensé. Insister, comme ils le font, sur les ressemblances des jumeaux et des empreintes d'un même cachet, c'est une puérilité. Qui de nous songe à nier les ressemblances quand le monde nous en offre tant ? Maïs si c'est assez pour détruire toute connaissance qu'il y ait parmi les choses beaucoup de ressemblances, pourquoi ce point que nous vous accordons nous-mêmes ne vous suffit-il pas ? Et pourquoi voulez-vous plutôt, en donnant un démenti à la nature, établir qu'une chose n'est pas telle en son espèce qu'elle l'est en effet, et qu'entre deux ou plusieurs êtres, il puisse exister une identité parfaite ? Deux œufs et deux abeilles présentent une extrême similitude ; pourquoi donc vous donner tant de mal ? Et que voulez-vous avec vos jumeaux ? On vous accorde qu'ils sont semblables ; cela pouvait vous suffire. Vous voulez qu'ils soient non pas semblables, mais identiquement les mêmes ; ce qui est tout à fait impossible. Vous recourez ensuite à ces physiciens dont on s'est tant moqué dans l'Académie (et que vous finirez certainement par invoquer vous-même), et vous dites que, selon Démocrite, il y a une infinité de mondes parmi lesquels certains sont non-seulement semblables, mais de tous points et parfaitement pareils, ne présentant absolument aucune différence, et que ceux-là même sont innombrables ; qu’il en est, sous ce rapport, des hommes comme des mondes. Vous demandez alors que puisque deux mondes peuvent être exactement pareils, à ce point qu’il n’y ait pas même entre eux la plus légère différence, on vous accorde qu’il y ait aussi dans notre monde des objets tellement semblables qu’on ne puisse trouver la moindre différence entre eux. Pourquoi, dites-vous, tandis que ces atomes, qui, selon Démocrite, donnent naissance à tout, peuvent produire et produisent en effet dans les autres mondes, dont le nombre est infini, un nombre infini de Q. Lutatius Catulus ; pourquoi, dans le monde si vaste, que nous habitons, un autre Catulus ne pourrait-il pas se rencontrer ?
XVIII. D’abord, vous me parlez au nom de Démocrite dont je récuse l’autorité ; je veux au contraire vous opposer celle de bien meilleurs physiciens qui prouvent évidemment que chaque chose a ses propriétés particulières. Imaginez ces deux anciens Servilius, frères jumeaux, aussi ressemblants qu’on ledit ; pensez-vous pour cela qu’ils aient été identiquement les mêmes ? On ne savait les distinguer dehors, mais on le savait chez eux ; les étrangers ne l’auraient pu, mais les leurs le pouvaient. L’expérience ne nous prouve t-elle pas que ceux dont nous n’aurions jamais pensé pouvoir discerner les traits, nous deviennent avec l’habitude si facilement reconnaissables, que leur ressemblance finit par s’évanouir à nos yeux ? Contestez, si vous voulez, je ne discuterai pas ; j’accorderai que le sage, qui fait l’objet de tout cet entretien, retiendra son jugement, lorsque des objets semblables dont il n’aura pas une connaissance exacte se présenteront à ses yeux ; et que jamais il ne se fiera à d’autre représentation qu’à celle dont on ne peut craindre que l’erreur prenne les traits il a pour les cas ordinaires une certaine méthode qui lui apprend à distinguer le vrai du faux ; et quant à ces ressemblances, l’habitude est tout ce qu’il faut. Une mère sait bien distinguer ses deux enfants jumeaux, habituée qu’elle est à les voir ; avec de l’exercice, vous y parviendrez comme elle. Vous savez combien les œufs se ressemblent dans le proverbe ? Cependant nous avons appris qu’à Délos (du temps que cette île florissait) certains individus nourrissaient un grand nombre de poules pour en faire le commerce, et à la simple inspection d’un œuf savaient dire quelle poule l’avait pondu. Vous voyez donc que cette ressemblance ne prouve rien contre nous ; car il nous suffit qu’on puisse distinguer ces œufs les uns des autres. Il est vrai que pour moi je ne puis prononcer avec certitude que c’est bien là tel œuf, pas plus que s’il n’y avait entre eux tous aucune différence ; car j’ai pour règle de ne juger vraie une apparence que lorsqu’il est impossible qu’elle soit fausse : et je ne puis m’écarter de cette règle d’une seule ligne, comme on dit ; sans quoi je confondrais tout. Car non-seulement la connaissance, mais même l’essence du vrai et du faux est anéantie, s’il n’y a point de différence entre eux ; et c’est dire une absurdité que de prétendre comme vous le faites parfois, que, lorsque les représentations s’impriment sur l’esprit, ce n’est pas entre les impressions mêmes que vous contestez qu’il y ait des différences, mais entre les apparences, et, si on peut le dire, les figures des objets représentés : comme si ce n’était pas par ces apparences que l’on juge les représentations ! Vous les dépouillez de toute autorité, en supprimant la marque distinctive du vrai et du faux. Mais ce qui est encore plus absurde, c’est de dire que vous suivez les probabilités lorsque rien ne vous en empêche. D’abord, comment pourriez-vous ne pas être empêchés, puisque le vrai et le faux n’ont rien qui les sépare ? En second lieu, quelle est la marque caractéristique du vrai, si cette marque lui est commune avec le faux ? De tels principes, il a bien fallu venir à l’ἐποχή, c’est-à-dire a la suspension du jugement, dans laquelle Arcésilas a su se maintenir plus fermement que Carnéade, si ce que plusieurs pensent de ce dernier est vrai. Si l’on ne peut rien connaître, comme ils le croient l’un et l’autre, il faut renoncer à toute affirmation ; quoi de plus vain, en effet, que d’affirmer ce qu’on ne connaît pas ? On vous disait hier encore que Carnéade fléchissait quelquefois jusqu’à dire que le sage pourrait porter des jugements anticipés, ou, en propres termes, faire une faute grave. Pour moi, je suis très-certain qu’il y a quelque chose que l’on peut connaître ; et voici trop longtemps déjà que je discute pour le prouver : mais je le suis encore plus, que le sage ne portera jamais de tels jugements, c’est-à-dire, n’affirmera jamais ce qui est faux, ou ce qu’il ne connaît pas. Reste ee principe de nos adversaires : Que pour découvrir la vérité, il faut parler successivement pour et contre toutes les opinions. Voyons donc ce qu’ils ont découvert. Nous n’avons pas coutume de le montrer, me répondent-ils. Quels sont donc ces mystères ? Et pourquoi cacher votre pensée, comme quelque chose de honteux ? Pour que ceux qui nous écrivent prennent plutôt pour guide leur raison que notre autorité. Mais pourquoi n’auraient-ils pas deux guides à la fois ? serait-ce un mal pour eux ? Il est un de leurs dogmes cependant que nos adversaires ne cachent pas, c’est qu’on ne peut rien connaître. Mais est-ce qu’ici leur autorité n’a pas d’inconvénient ? Pour moi, je suis persuade qu’elle en a beaucoup. Qui eût embrassé une doctrine dont la fausseté et le vice éclatent avec tant d’évidence, si Arcésilas, et bien plus encore Carnéade, n’avaient fait preuve d’une telle richesse de connaissances et d’un si beau talent d’expression ?
XIX. Voilà à peu près ce qu’Antiochus nous dit alors à Alexandrie, et ce que fort longtemps après il répéta avec encore plus d’insistance en Syrie, où il m’accompagnait, peu de temps avant sa mort. Maintenant que j’ai prouvé l’excellence de ma cause, je n’hésiterai pas à vous faire une observation, à vous pour qui j’éprouve la plus vive amitié (c’est à moi que s’adressait Lucullus), et qui êtes plus jeune que moi de quelques années. Comment, vous qui avez fait un si magnifique éloge de la philosophie et triomphé des répugnances de notre cher Hortensius, comment pouvez-vous suivre une doctrine qui confond le vrai avec le faux, qui nous retire notre jugement, nous interdit toute affirmation, nous dépouille de nos sens ? Les Cimmériens, à qui la vue du soleil était dérobée ou par un dieu, ou par quelque jeu de la nature, ou par la position même du lieu qu’ils habitaient, avaient cependant des feux à la lumière desquels ils pouvaient se conduire ; mais ces philosophes, dont vous vous faites le partisan, après nous avoir enveloppés de si épaisses ténèbres, ne nous laissent pas même une seule étincelle pour guider nos regards. Si nous nous rendons à eux, ils nous enveloppent de tels liens que nous ne pouvons plus nous mouvoir. Dès lors qu’on nous interdit toute affirmation, on nous interdit en même temps de nous résoudre et d’agir ; car non-seulement nous ne pourrions rien faire de bien, mais tout acte nous devient en réalité impossible. Prenez garde qu’il ne vous soit moins permis qu’a tout autre de soutenir une telle doctrine. Comment ! vous qui avez découvert les menées les plus ténébreuses et les avez révélées en plein jour, vous qui avez affirmé par serment que la certitude vous en était acquise (ce que je pouvais affirmer aussi, puisque j’étais initié par vous à cette découverte), vous irez soutenir qu’on ne peut absolument rien comprendre, rien affirmer, rien connaître ! Prenez garde, je vous en conjure, de porter vous-même atteinte à l’autorité de ces admirables actions. Lucullus se tut alors. Pour Hortensius, tout ravi d’admiration (le discours de Lucullus l’avait mis dans un transport continuel ; il levait souvent les mains au ciel ; et je ne m’en étonne pas, car je crois qu’on n’a jamais attaqué l’Académie avec plus de talent), il se mit aussi à m’exhorter de changer de doctrine : plaisantait-il, ou parlait-il sérieusement, c’est ce que je ne pouvais trop comprendre. Catulus me dit alors : Si vous avez été convaincu par ce discours où Lucullus a déployé tant de mémoire, de méthode et de richesse, je me tais, et ne veux point vous détourner de changer de système, si vous vous y sentez engagé. Cependant je ne serais point d’avis qu’il eût tant de crédit sur votre jugement. Peu s’en faut, ajouta-t-il en souriant, que notre ami ne vous ait conseillé de prendre garde qu’un méchant tribun (c’est une race qui ne manquera jamais, comme vous le savez) ne vous saisisse et ne vous entraîne de force devant le peuple pour vous y accuser d’inconséquence, vous qui dites qu’on ne peut rien découvrir de certain, et qui vous êtes vanté naguères d’une découverte certaine. Que cette menace ne vous épouvante pas trop. Quant au sujet de la discussion, j’aimerais mieux, je l’avoue, vous voir d’un autre avis que Lucullus. Cependant, si vous changiez d’opinion, je n’en serais pas extrêmement surpris. Car je me souviens qu’Antiochus, après avoir pensé comme vous pendant fort longtemps, au premier revirement d’idées, changea brusquement de doctrine. — Après ces paroles de Catulus, tous les regards se fixèrent sur moi.
XX. Ému, comme je le suis d’ordinaire dans toutes les grandes causes, je commençai à peu près en ces termes : Catulus, le discours de Lucullus a fait sur moi toute l’impression que doit produire le langage d’un homme savant, abondant, qui a médité ce qu’il dit, et n’omet rien de ce qui peut servir sa cause ; non pas que je désespère de pouvoir y répondre : l’autorité de ses conseils aurait eu un grand empire sur mon esprit, si vous ne lui aviez opposé l’autorité tout aussi considérable des vôtres. J’engagerai donc le combat après avoir dit un mot pour couvrir ma réputation. Si j’avais embrassé cette philosophie par ostentation ou par une certaine humeur contentieuse, je livrerais à la condamnation non seulement une telle folie, mais encore toute ma conduite, et la nature même de mon esprit. Car si dans les moindres choses on blâme justement l’obstination, et l’on punit l’imposture, voudrais-je, par pure opiniâtreté, contester à mes semblables ce qu’ils pensent de la véritable condition et de la conduite éclairée de la vie humaine ? voudrais-je, de gaieté de cœur, les plonger dans les ténèbres, et moi-même avec eux ? C’est pourquoi, si je ne croyais ridicule de faire dans une telle discussion, ce que l’on fait quelquefois lorsqu’il s’agit des intérêts de la république, je jurerais par Jupiter et par nos dieux pénates que je brûle du désir de découvrir la vérité, et que je ne dis rien dont je ne sois convaincu. Comment pourrais-je ne pas souhaiter de découvrir le vrai, moi qui me réjouis déjà de trouver le vraisemblable ? Mais de même que, selon moi, rien n’est plus beau que de voir la vérité, rien aussi ne me paraît plus honteux que de prendre le faux pour le vrai. Je ne prétends pas pour mon compte ne jamais me tromper, ne jamais préjuger, ne jamais conjecturer ; mais c’est du sage que nous parlons. Pour moi, je suis un grand faiseur de conjectures (car je ne me donne pas pour un sage), et je dirige mes pensées non du côté de la petite Ourse, “ce guide nocturne des Phéniciens au milieu des flots” comme dit Aratus, et qui conduit d’autant mieux le pilote que “dans sa course restreinte, elle décrit un plus petit orbe ; ” mais vers la grande Ourse et l’éclatante région du Nord, c’est-à-dire vers le champ plus étendu et où l’esprit est plus à l’aise, des raisons probables ; ce qui fait que j’erre souvent, et vais un peu à l’aventure. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est pas de moi qu’il est question, c’est du sage. Lorsque ces représentations ont frappé vivement mon esprit ou mes sens, je les reçois, et quelquefois même j’y donne mon assentiment ; mais je ne les perçois point, car je crois qu’on ne peut rien percevoir. Je ne suis pas un sage ; je cède à ces représentations, je ne puis leur résister. Mais Arcésilas pense, d’accord en cela avec Zénon, que la plus grande vertu du sage, c’est de ne point se laisser prendre, et de veiller à n’être pas trompé. Rien n’est plus opposé à l’idée que nous avons de la gravité du sage, que l’erreur, la légèreté, la témérité de l’esprit. Mais pourquoi parler de la fermeté du sage ? n’avouez-vous pas vous-même, Lucullus, que jamais il ne porte de jugement précipité ? Puisque vous convenez de ce point important (j’abandonne un instant l’ordre de la discussion pour y revenir bientôt), voyez d’abord quelle est la force de ce raisonnement.
XXI. Si le sage affirme jamais quelque chose, il portera un jugement anticipé ; or le sage ne porte jamais de jugement précipité ; il n’affirmera donc jamais rien. Arcésilas établissait solidement celte conclusion ; car il prouvait les deux premières propositions. Carnéade accordait quelquefois qu’il est des circonstances ou l’affirmation est permise au sage. Mais il s’ensuivait qu’il portait alors des jugements précipités ; ce que vous n’accordez pas, et selon moi avec beaucoup de raison. Mais cette première proposition, que le sage, s’il affirme, porte un jugement précipité, est attaquée par les Stoïciens et par Antiochus, leur tenant, lis disent que le sage peut distinguer le faux du vrai, et ce que l’on peut connaître, de ce dont la connaissance est impossible. Nous pensons, nous, que quand même il serait possible de connaître certaines choses, l’habitude d’affirmer met l’esprit sur une pente très-dangereuse. En conséquence, puisque l’on convient qu’il n’est pas plus excusable d’affirmer l’inconnu que le faux, il vaut donc mieux retenir son jugement, de crainte qu’il ne s’égare, si on le laisse aller à l’aventure. L’erreur est si voisine de la vérité, et ce qui échappe à la connaissance tient de si près à ce qu’elle peut saisir (supposé qu’elle puisse en effet saisir quelque chose, ce que nous examinerons plus tard), que le sage ne doit point se commettre dans un lieu si plein d’écueils. Ainsi donc, si je réunis notre maxime, que rien absolument ne peut être connu, au principe que vous m’accordez, que le sage ne porte point de jugement précipité, la conséquence sera, que le sage doit s’interdire toute affirmation ; et vous aurez alors à voir si vous aimez mieux qu’il en soit ainsi, ou si vous préférez que le sage se livre quelquefois à ses conjectures. Vous ne voulez ni l’un ni l’autre, dites-vous. Essayons donc de prouver qu’on ne peut rien connaître. C’est sur ce point en effet que roule toute la controverse.
XXII. Mais d’abord occupons-nous un peu d’Antiochus. La doctrine dont je me fais le défenseur, il l’apprit dans l’enseignement de Philon, que de l’aveu de tout le monde personne ne suivit plus longtemps que lui ; il la soutint lui-même dans des livres pleins de talent, et ne l’attaqua pas ensuite dans la vieillesse plus vivement qu’il ne l’avait défendue. Malgré tout son bel esprit, il faut bien avouer que cette circonstance nuit singulièrement à son autorité. Quel jour subit, je vous prie, lui a donc révélé cette marque distinctive du vrai et du faux, dont il avait si longtemps nié l’existence ? Quelque pensée nouvelle a-t-elle frappé son esprit ? Il répète ce que disent les Stoïciens. S’est-il repenti de ses premières opinions ? pourquoi alors ne pas se transporter dans un autre camp, et surtout dans celui des Stoïciens ? Car ce sont eux avant tous les autres qui faisaient cette guerre à l’Académie. Quoi donc ! aurait-il rougi de Mnésarque et de Dardanus, qui étaient, dans ce temps, à Athènes, les chefs de l’école stoïcienne ? Il ne se montra en dissentiment avec Philon que lorsqu’il eut des auditeurs à son tour. Mais d’où vient tout à coup ce désir de ressusciter l’ancienne Académie ? Sans doute, trahissant la cause, il voulait au moins conserver un nom si respectable ; plusieurs disaient qu’il pensait se faire de cette restauration un titre de gloire ; peut-être aussi espérait-il que ses disciples prendraient le nom d’Antiochiens. Pour moi, je crois qu’il n’avait pu soutenir l’attaque réunie de tous les philosophes ; car ils ont tous des principes communs sur certains points de philosophie ; mais les Académiciens seuls soutiennent cette opinion sur la connaissance, que combattent, sans exception, les autres écoles. Il céda donc, et comme ceux qui, ne pouvant supporter le soleil des Boutiques neuves, se réfugient près des anciennes, à l’ombre de la colonne Ménia, fatigué de la chaleur, il alla chercher l’ombre de l’ancienne Académie. Du temps qu’il soutenait avec nous qu’on ne peut rien comprendre, voici l’exemple favori dont il appuyait sa doctrine ; il demandait où Denis d’Héraclée avait rencontré cette marque certaine du vrai, dont vous voulez faire la règle de nos jugements ; était-ce dans sa première opinion, qu’il soutint si longtemps, répétant, d’après Zénon, son maître, que l’honnête est le seul bien ? était-ce dans sa nouvelle, quand il déclarait que l’honnête n’est qu’un vain nom, et que la volupté est le bien suprême ? Antiochus voulait prouver par cette variation que la vérité ne peut faire en nos âmes aucune impression que le faux ne produise à son tour ; mais l'argument que Denis lui avait fourni, il se chargea lui-même de le fournir aux autres. Au reste, nous nous occuperons ailleurs d'Antiochus plus longtemps ; j'en viens maintenant à ce que vous avez dit, Lucullus.
XXIII. Voyons d'abord si ce que vous disiez en commençant est bien fondé. Vous nous avez comparé, quand nous rappelons l'exemple des anciens philosophes, à ces citoyens séditieux, qui invoquent des noms illustres et populaires à la fois, et qui, tramant de méchantes entreprises, veulent paraître semblables aux gens de bien. Mais les opinions que nous professons, vous reconnaissez vous-mêmes qu'elles furent celles des plus célèbres philosophes. Anaxagore a dit que la neige est noire. Souffririez-vous que j'en disse autant ? Vous ne me permettriez pas même le doute à ce sujet. Et cependant, de quelle bouche ce mot est-il sorti ? Est-ce de celle d'un sophiste ? ou appelait ainsi ceux qui faisaient de la philosophie une parade ou un métier ; mais Anaxagore avait la réputation d'un grand et consciencieux esprit. Que dire de Démocrite ? qui peut-on lui comparer pour la force du génie et la grandeur d'âme ? C'est lui qui commença un livre en ces termes : “Je vais parler de tout ce qui existe ; “rien n'est excepté de cet engagement solennel ; car, en dehors de tout, que pourrait-il y avoir ? Qui ne préfère ce philosophe à Cléanthe, à Chrysippe, et à ceux des âges modernes ? Comparés avec lui, ils me paraissent de pauvres gens de la cinquième classe. Et Démocrite ne dit pas comme nous, que le vrai existe, mais qu'on ne peut le connaître ; il nie positivement l'existence de la vérité ; nos sens, pour lui, ne sont pas obscurs, mais ténébreux ; c'est ainsi qu'il les nomme. Le plus fervent de ses admirateurs, Métrodore de Chio, s'exprime ainsi au commencement de son livre sur la nature : “Je nie que nous sachions si nous savons quelque chose, ou si nous ne savons rien ; cela même, nous ne l'ignorons ni nous ne le savons ; nous ne savons même pas s'il existe quelque chose, ou si rien n'existe.” Empédocle vous paraît hors de son sens ; pour moi, je trouve son langage très-digne du sujet qu'il traite. Est-ce qu'il nous ôte la vue et nous prive de tous nos sens, parce qu'il pense qu'ils sont peu capables de juger des objets que la nature leur présente ? Parménide, Xénophane, blâment dans des vers médiocres, il est vrai, mais n'en blâment pas moins avec une certaine indignation, la présomption de ceux qui, tandis qu'on ne peut rien savoir, osent se vanter de leur science. Vous disiez qu'il fallait retrancher de cette liste Socrate et Platon. Pourquoi ? Il n'est personne dont je puisse parler avec plus d'assurance ; il me semble en effet, que j'ai vécu avec eux, tant il nous a été conservé d'entretiens où nous apprenons, à n'en pouvoir douter, que Socrate estimait qu'on ne peut rien savoir. Il exceptait ceci : “je sais que je ne sais rien.” Rien de plus. Que dire de Platon ? Eût-il consacré tant de livres à développer cette maxime, s'il ne l'eût approuvée ? Car quelle autre raison d'employer perpétuellement l'ironie de Socrate ?
XXIV. Est-ce que je vous semble, comme Saturninus, n'invoquer des hommes illustres que le nom ? ne voyez-vous pas plutôt que je ne prends pour modèles que la fleur de la philosophie et ses i plus nobles organes ? J'avais bien encore quelques autorités, embarrassantes pour vous, mais peu considérables, Stilpon, Diodore, Alexinus, auteurs de certains sophismes (c’est ainsi qu’où nomme les raisonnements captieux), qui ne manquent ni de subtilité ni d’art. Mais à quoi bon recueillir leur témoignage, quand j’ai pour moi Chrysippe, qui passe pour la colonne du Portique ? Combien d’objections n’a-t-il pas dirigées contre les sens et contre toutes les idées que l’on reçoit dans la vie pratique ? —Mais il les a résolues ? —Je ne le pense pas ; mais admettons que cela soit ; certainement il n’aurait pas réuni tant d’exemples de probabilités trompeuses, s’il n’avait vu qu’il est difficile d’y résister. Et les Gyrénaïques ? C’est une école qu’on est loin de mépriser, et qui affirme que l’homme ne peut rien connaître en dehors de lui : tout ce que l’on peut connaître, d’après elle, c’est ce que le sens intérieur nous fait éprouver, comme la douleur, ou la volupté ; de quel le couleur sont les corps, quels sons rendent-ils ? Elle n’en sait rien ; elle sent seulement que l’esprit est affecté d’une certaine façon. En voilà assez sur les autorités ; quoique cependant vous m’ayez demandé si je ne pensais pas que depuis les anciens, la vérité cherchée pendant tant de siècles par tant de beaux esprits, et avec tant d’ardeur, n’ait pu enfin être découverte. J’examinerai dans quelques instants, en vous prenant vous-même pour juge, ce que l’on a découvert en effet. Quant à Arcésilas, s’il attaqua Zénon, ce ne fut pas par une maligne envie, mais par le désir de trouver la vérité ; et voici ce qui le prouve : aucun des anciens philosophes n’avait, je ne dis pas démontré avec soin, mais énoncé en deux mots, que tout homme peut s’abstenir de juger quand la lumière manque, et que le sage non-seulement le peut, mais le doit. Cette maxime parut à Arcésilas non seulement très-juste, mais fort louable et digne du sage. On peut supposer qu’il demanda à Zénon ce qui doit arriver, si le sage ne peut rien connaître, et s’il est indigne de lui de juger sans lumière. Zénon répondit, j’imagine, que le sage ne jugera jamais sans lumière, parce qu’il est des choses que l’on peut connaître. — Quelles choses ? — Les représentations. — Mais quelles représentations ? — Celles, aura répondu Zénon, qui viennent d’un objet réel, et telles qu’elles sont déposées, imprimées et figurées en nous. — Alors, si telle est la représentation vraie, quel est le signe de la fausse ? — Ici Zénon vit parfaitement que nulle représentation ne nous donnera de connaissance, si celles qui viennent d’objets chimériques peuvent prendre les traits de celles qui viennent d’objets réels. Arcésilas en tombe d’accord avec raison ; et l’on ajouta ce trait à la définition de la représentation vraie ; car il est clair qu’on ne pourrait connaître ni le faux ni le vrai, si l’un et l’autre étaient pareils. Mais Arcésilas employa tous ses efforts à démontrer qu’il n’est aucune représentation vraie que l’erreur ne puisse exactement imiter. C’est là le véritable et unique point de la controverse, qui dure encore. Car cette maxime, que le sage ne doit rien affirmer, n’était pas engagée dans cette discussion. On pouvait en effet, dans l’impossibilité de la connaissance, ouvrir la porte à la conjecture ; ce que fit Carnéade, nous dit-on. Pour moi, m’en fiant à Clitomaque, plus qu’à Philon et à Métrodore, je crois que Carnéade agita cette question sans la résoudre dans le sens dont je parlais. Mais laissons cela. Ce qu’il y a de certain, c’est que la conjecture étant interdite, et la connaissance impossible, nous arrivons directement à la suspension de tout jugement, en sorte que, si je prouve qu’on ne peut rien connaître, vous m’accorderez que le sage n’affirmera jamais rien.
XXV. Dites-moi donc ce que l’on peut connaître, si les rapports des sens eux-mêmes sont faux. Vous les défendez, Lucullus, mais par des lieux communs ; et c’est précisément pour vous rendre ce genre de défense impossible, que j’ai accumulé hier, lorsque je n’en avais pas besoin, tant d’objections contre les sens. Mais vous déclarez que la rame brisée, et le cou de la colombe n’ont rien qui vous émeuve. Et d’abord, je vous demanderai pourquoi ? Car, d’un côté, je suis convaincu que la rame n’est pas telle qu’elle le paraît ; et de l’autre, tout en voyant plusieurs couleurs sur le cou de la colombe, je sais qu’il n’y en a qu’une. Ensuite, n’ai-je rien dit de plus ? — Laissons là tous ces arguments ; abandonnez cette cause. Épicure a fait un dogme de la véracité de ses sens. — Vous invoquez donc toujours l’autorité d’un homme dont la cause court de grands périls ; car il va jusqu’à dire que si un de nos sens nous trompait une seule fois dans la vie, nous ne devrions jamais nous fier à aucun. C’est là, j’espère, être franc, se fier à ses propres témoins, et aller sans scrupule jusqu’au bout de ses idées. Aussi Timagoras l’épicurien affirme-t-il qu’en clignant l’œil il n’a jamais vu double la flamme d’une lampe ; car c’est là, selon lui, une erreur du jugement, non des yeux : comme s’il était ici question de la réalité, et non de l’apparence ! Mais Timagoras suivait naturellement l’exemple de ses maîtres. Pour vous, qui déclarez que, parmi les représentations sensibles, il y en a de vraies et de fausses, comment les distinguez-vous ? renoncez, je vous en prie, à vos lieux communs ; nous n’en manquons pas dans notre ménage. Si, dites-vous, Dieu me demandait ce que je pourrais désirer de plus que la jouissance et le parfait état de tous mes sens, qu’aurais-je à répondre ? Plût au ciel que cette question me fût adressée ! votre Dieu apprendrait de moi quelle misérable condition il nous a faite. Pour que notre vue ne nous trompe pas, jusqu’où peut-elle s’étendre ? je vois d’ici la campagne de Catulus près de Cumes, je ne vois pas celle de Pompéi ; il n’y a pourtant pas d’obstacle qui nous en cache la vue, mais mon regard ne peut porter plus loin. N’est-ce pas là vraiment un bel horizon ? Nous apercevons Pouzzole ; mais notre ami Avianus, qui se promène peut-être sous le portique de Neptune, nous ne l’apercevons pas. On cite dans les écoles un je ne sais quel individu qui voyait les objets éloignés de lui de mille quatre-vingts stades. Certains oiseaux voient encore plus loin. Je répondrais donc hardiment à votre dieu, que je ne suis point content des yeux qu’il m’a donnés. Il me dira que j’ai meilleure vue que ces poissons peut-être, dont les flots nous dérobent l’aspect quoiqu’ils soient sous nos yeux, et qui eux-mêmes ne peuvent élever leurs regards jusqu’à nous. Pour eux, c’est l’eau ; pour nous, c’est un air épais qui nous enveloppe ! — Mais nous ne souhaitons rien de plus. — Eh ! croyez-vous donc que la taupe souhaite la lumière ? Et d’ailleurs je ne me plaindrais pas tant à votre dieu de voir trop peu loin, que de voir faux. Voyez-vous ce vaisseau ? Il nous semble immobile ; et à ceux qui le montent, cette campagne paraît en mouvement. Cherchez la raison de ces fausses apparences ; quand elle sera découverte (et je ne sais trop si vous en viendrez à bout), tout ce que vous nous aurez prouvé, ce n’est pas que vos sens sont de fidèles témoins, mais qu’ils ne rendent pas de faux témoignages sans motifs.
XXVI. Mais à quoi bon parler de ce vaisseau, puisque vous méprisez l’objection de là rame ? Sans doute, vous voulez de plus grands exemples. Quoi de plus grand que le soleil ? Les mathématiciens nous apprennent qu’il est dix-huit fois plus considérable que la terre. Mais comme il paraît petit à nos yeux ! Pour moi, il méfait l’effet d’avoir un pied de dimension. Épicure pense qu’il est peut-être encore plus petit qu’il ne paraît, mais pas de beaucoup ; ou peut-être un peu plus grand ou exactement aussi grand que nous le voyons ; il veut que nos yeux ne nous trompent pas, ou ne nous trompent que de fort peu. Mais que devient alors cette affirmation absolue : Une seule fois ? Mais laissons là cet esprit crédule qui prétend que les sens nous disent toujours vrai ; toujours, lors même que ce soleil, emporté par un mouvement si rapide que nous n’en pouvons concevoir la vitesse, nous semble immobile, à les en croire. Mais pour ramener la controverse à de justes proportions, voyez, je vous prie, combien le véritable sujet de la discussion est restreint. Il y a quatre points fondamentaux au nom desquels on conclut qu’il n’est rien que l’on puisse connaître, percevoir et comprendre ; et c’est sur cette conclusion que tout le combat est engagé. Le premier point est qu’il y a des représentations fausses ; le second, qu’elles ne peuvent nous donner de connaissances ; le troisième, qu’entre des représentations semblables, il est impossible que les unes nous donnent des connaissances et les autres non ; le quatrième enfin, qu’il n’est pour les sens aucune représentation vraie, à laquelle ou ne puisse en opposer une fausse, qui lui ressemble de tous points, et que cependant il soit impossible de connaître. De ces quatre points, le second et le troisième sont accordés par tout le monde. Épicure conteste le premier. Vous, avec qui nous discutons, vous l’accordez aussi. Toute la controverse roule donc sur le quatrième. Or celui qui voyait P. Servilius Géminus, croyant voir Quintus, tombait précisément sur une représentation qui ne pouvait lui donner de connaissance ; car il n’y avait aucune marque pour distinguer le faux du vrai ; et dès que cette distinction est impossible, comment reconnaître, par exemple, G. Cotta, qui fut deux fois consul avec Géminus, à un signe certain qu’un faux Cotta ne pût usurper ? Vous dites qu’il n’y a point de ressemblance aussi complète dans la nature. Voilà le débat engagé ; mais votre adversaire est fort traitable. Qu’elles ne soient pas réelles, je vous l’accorde ; mais du moins peuvent-elles être apparentes. Cette apparence trompera nos sens ; et une seule ressemblance qui nous trompe rend tout douteux. Dès que vous ne pouvez plus porter de jugement en vertu d’une lumière certaine, quand même la personne que vous voyez serait bien celle que vous pensez, vous ne la reconnaissez pas cependant à cette marque infaillible dont vous dites que l’erreur ne peut jamais se prévaloir à vos yeux. Puisque vous pouvez prendre P. Géminus pour Quintus son frère, comment serez-vous certain de ne jamais prendre pour Cotta un autre que lui ? Car enfin il est des apparences qui nous trompent. Vous dites que tout être appartient à une espèce particulière ; qu’aucun individu n’est identique avec un autre. C’est une maxime stoïcienne, qui me semble peu croyable, qu’il n’y ait pas dans toute la nature deux poils ou deux graines absolument semblables. On pourrait prouver le contraire ; mais je n’en suis pas tenté ; il importe peu à ma thèse qu’il n’y ait aucune différence entre les objets visibles, ou que cette différence, si elle existe, ne puisse être aperçue. Mais si la ressemblance des hommes n’est jamais complète, celle des statues ne peut-elle pas l’être ? Dites-moi si Lysippe avec le même métal, dans les mêmes proportions, avec le même air, la même qualité d’eau, toutes les autres conditions pareilles, ne pouvait pas faire cent Alexandres exactement semblables ? Par quelle marque les distingueriez-vous donc ? Si je grave sur la même cire cent fois l’empreinte de mon anneau, comment reconnaîtrez-vous ces diverses empreintes ? Irez-vous chercher quelque fabricant de cachets, pour faite pendant à votre éleveur de poules de Délos, qui savait distinguer ses œufs ?
XXVII. Mais vous nous parlez de l’art, qui vient au secours des sens. Le peintre, voit ce qui nous échappe ; et au premier son de la flûte, l’oreille habile reconnaît la pièce que l’on joue. Eh quoi ! ne voyez-vous pas que c’est un argument contre votre doctrine, que sans de grandes études, auxquelles la plupart d’entre nous restent étrangers, nous ne puissions ni voir, ni entendre ? Vous nous dites ensuite de très-belles choses sur le grand art qu’a déployé la nature en fabriquant nos sens, notre esprit et toute la machine humaine. S’ensuit-il que je ne doive pas redouter l’habitude téméraire des conjectures ? Pouvez-vous donc m’affirmer, Lucullus, qu’il existe une puissance douée d’intelligence et de raison qui aurait formé, ou, pour me servir de votre expression, fabriqué l’homme ? Quel est cet art créateur ? Ou a-t-il opéré ? à quelle époque ? Pourquoi ? De quelle manière ? On dit sur tout cela des choses très-ingénieuses, on développe de fort belles opinions. Je ne demande pas mieux qu’elles plaisent à l’esprit, pourvu qu’on n’en fasse pas des dogmes. Mais je parlerai bientôt de la physique, surtout pour ne pas vous faire mentir, vous qui avez dit tout à l’heure que j’en parlerai. Mais pour en venir à des choses plus claires, je veux dérouler l’ensemble de tous ces points sur lesquels tant de volumes ont été écrits, non-seulement par les nôtres, mais par Chrysippe. Les Stoïciens se plaignent de ce qu’il ait rassemblé avec soin tous les arguments qu’on peut diriger contre les sens et l’évidence, contre l’expérience en général et contre la raison ; et de ce que, se répondant à lui-même, il n’ait pas su triompher de ses propres objections ; ils l’accusent d’avoir ainsi fourni des armes à Carnéade. Vous avez traité avec beaucoup de soin vous-même des principaux chefs de ces objections. Vous avez dit que les impressions, dans les rêves, l’ivresse et la démence, sont plus incertaines que dans l’état de veille et de santé, et lorsque les sens sont rassis. De quelle manière ? Vous nous citiez l’exemple d’Ennius qui, à son réveil, ne disait pas qu’il avait vu Homère, mais qu’il lui avait semblé le voir ; Alcméon s’écriait : “Mon cœur dément le rapport de mes yeux.” II en était de même de l’ivresse. Comme si quelqu’un niait que, lorsque le sommeil et la fureur se sont dissipés, l’esprit reconnaisse la vanité de ses visions et de ses songes. Mais la question n’est pas là ; on demande quelle est la nature de ces visions quand elles nous possèdent. Est-ce que nous ne pensons pas qu’Ennius entendit toute cette belle allocution : “ O piété !….” (Si toutefois ce songe n’est point une fiction), comme il l’avait entendu pendant la veille. Il put sans doute à son réveil penser, et avec raison, que c’étaient là des visions et des rêves ; mais, dans son sommeil il les prenait tout à fuit au sérieux, llione dans son rêve, “Ma mère, c’est moi qui te parle, ” n’est-elle pas tellement persuadée qu’elle entend la voix de son fils, qu’éveillée elle le croit encore et lui dit : “Arrête ; ne fuis pas ; écoute-moi ; que je t’entende encore ? ” Parait-elle accorder moins de foi aux impressions de son rêve qu’à celles de la veille ?
XXVIII. Que dirai-je des gens en démence ? Tel, Catulus, que fut Tuditanus votre parent ? Est-il un homme sain d’esprit qui soit aussi certain de ce qu’il voit que ce malheureux l’était de ses visions ? Et celui qui s’écrie : “Je vous vois, je vous vois. Vivez, Ulysse, puisque le destin le permet, ” n’affirme-t-il pas deux fois qu’il voit ce qui pourtant n’est point devant ses yeux ? Et lorsque, dans Euripide, Hercule perce de ses flèches ses propres fils, comme s’ils étaient les enfants d’Eurysthée, lorsqu’il donne la mort à son épouse, lorsqu’il porte les mains jusque sur son père, n’est-il pas agité par ces vaines images comme il le serait par la réalité ? Et votre Alcméon lui-même qui dit : “Mon cœur dément le rapport de mes yeux, ” ne s’écrie-t-il pas dans un accès de fureur : “D’où sort cette flamme ? ” Et ensuite : “Approche, approche ; les voilà, les voilà : c’est moi, c’est moi qu’elles poursuivent.” Et lorsqu’il implore cette jeune vierge : “Viens à mon secours, délivre-moi de ce fléau, dissipe ces flammes qui me torturent. Le front armé de serpents livides, elles s’avancent, elles m’entourent avec des torches ardentes ; ” pensez-vous qu’il ne croie pas à ce terrible spectacle ! Et la suite encore : “Apollon à la longue chevelure prépare sa flèche, appuyé sur son arc courbé ; Diane lance de sa main gauche un trait brûlant.” Comment la réalité pourrait-elle le frapper davantage que ne le font ces apparences ? Il paraît alors, ce me semble, “que son cœur ne dément pas le rapport de ses yeux.” Je réunis tous ces exemples pour établir cette maxime tout à fait indubitable, que pour le consentement de l’esprit, il n’est aucune différence entre les représentations vraies et fausses. Il ne vous sert à rien de montrer que la fureur ou le sommeil dissipés, on reconnaît que l’on était en proie à des illusions ; car la question n’est pas de savoir ce que l’on pense au réveil, ou lorsque la fureur s’est apaisée ; mais ce que l’on pensait, assailli par les visions de la fureur ou des songes. Mais en voilà assez sur les sens. Qu’est-ce que, de son côté, la raison peut percevoir ? Vous dites que l’on a inventé la dialectique, qui est comme l’arbitre et le juge du vrai et du faux. Mais de quelle sorte de vrai et de faux ? Et dans quelle matière ? Est-ce dans la géométrie que le dialecticien décidera de ce qui est vrai ou faux ? Est-ce dans les lettres ou dans la musique ? Mais il ne connaît ni l’une ni les autres. Ce sera donc dans la philo— sophie ? La question de la grandeur du soleil le concerne-t-elle ? Et celle du souverain bien, a-t-il un secret particulier pour la résoudre ? De quoi donc jugera-t-il ? de la liaison et de la séparation des termes, de l’ambiguïté du langage, de la conséquence et de l’inconséquence dans le discours ? Si c’est là le domaine de la dialectique, c’est d’elle-même qu’elle est juge. Mais elle nous promettait plus que cela ; car décider de telles questions, ce n’est pas assez pour résoudre les autres, aussi nombreuses qu’importantes, que contient la philosophie. Mais puisque vous attachez un si grand prix à cet art, prenez garde qu’il n’ait été inventé précisément contre vous. La dialectique en effet commence par nous expliquer rapidement les éléments du langage, l’ambiguïté des termes, les règles du raisonnement, et bientôt après, elle en vient aux sorites, sorte d’argumentation perfide et pleine d’écueils, que vous accusiez vous-même tout à l’heure d’être une très-mauvaise méthode d’interrogation.
XXIX. Est-ce donc notre faute, si elle est mauvaise ? La nature ne nous a fait connaître les bornes de rien en ce monde, et nous ne pouvons, pour quoi que ce soit, enseigner les vraies limites. Ce n’est pas seulement pour un monceau de blé, d’où vient le nom de Sorite, c’est pour tout sans exception, que nous reculons devant une interrogation qui procède par degrés insensibles. Demandez-nous ce qu’il faut ajouter ou retrancher pour produire la richesse, ou la pauvreté ; la célébrité, ou l’obscurité ; la multitude, ou la rareté ; la grandeur, ou la petitesse ; la longueur, ou la brièveté ; l’ampleur, ou le rétrécissement : nous n’avons rien de fixe à vous répondre. — Mais les sorites sont des arguments vicieux. — Rompez-les, si vous le pouvez, pour qu’ils ne vous blessent pas ; car vous en souffrirez si vous n’y prenez garde. Les précautions sont prises, dira-t-on. En effet, lorsqu’on demande à Chrysippe, par gradation insensible, si trois c’est peu ou beaucoup, il est d’avis qu’avant d’arriver à ce terme de beaucoup, il faut se reposer, ou, comme on dit en grec ἡσυχάζειν. Pour Dieu ! lui dit Carnéade, ronfle si tu veux ; c’est mieux encore que de se reposer. Mais à quoi cela te servira-t-il ? On va te réveiller et te demander : Si au nombre où tu t’es arrêté, on ajoute un, sera-ce un grand nombre ? Avançons encore, si vous voulez. Mais enfin, vous êtes forcé de déclarer que vous ne savez ni où finit le petit nombre, ni où commence le grand. Et cette ignorance, source de tant d’erreurs, s’étend si loin, que je ne sache pas un sujet qu’elle n’atteigne. Elle n’a rien qui m’effraye, dit Chrysippe ; semblable à un écuyer habile, avant de venir au terme, j’arrêterai mes chevaux ; et d’autant plus énergiquement que je les verrai emportés sur une pente. C’est ainsi, ajoute-t-il, que je m’impose un arrêt dans la discussion, et que je cesse de répondre à des questions captieuses. Si tu sais que dire, et que tu te taises, c’est de la vanité. Si tu ne sais que dire, ta connaissance est donc en défaut. Si l’obscurité du sujet t’empêche de répondre, à la bonne heure. Mais tu déclares que tu ne t’avances pas dans les régions obscures ; tu demeures donc au milieu de la pleine lumière. Si tu gardes le silence uniquement pour le garder, tu n’y gagnes rien. Qu’importe à celui qui veut t’embarrasser, que tu entres dans ses filets en te taisant, ou en parlant ? Si, par exemple, tu réponds jusqu’à neuf sans hésiter que c’est un petit nombre, et qu’arrivé à dix tu t’arrêtes, tu t’abstiens de juger dans un sujet parfaitement clair et lumineux, et tu ne veux pas que je m’abstienne dans des sujets obscurs ? La dialectique ne te donne donc aucun secours contre les sorites ; car elle ne te fait con— naître ni le dernier terme de la petitesse, ni le premier de la grandeur. Bien plus, semblable à Pénélope qui défait sa toile, elle détruit à la fin l’ouvrage du commencement. Est-ce là, je vous le demande, votre faute ou la nôtre ? Le fondement de la dialectique est que toute proposition (en grec, ἀξίωμα que nous pouvons traduire par effatum) est ou vraie ou fausse. Eh bien ! dites-moi si celle-ci est vraie ou fausse ? Si vous dites que vous mentez, et que vous disiez vrai, vous meniez et vous dites la vérité. C’est là, dites-vous, une difficulté inextricable ; votre langage est bien plus dur que le nôtre : nous disons seulement des choses, qu’elles sont incompréhensibles et inconnues.
XXX. Mais je n’insiste pas. Je vous demande seulement, si ce sont là, comme vous le dites, des difficultés inextricables et qu’il soit impossible de déclarer si de telles propositions sont vraies ou fausses, et que devient votre définition : Une proposition est ce gui est vrai ou faux ? Ajoutons que, si l’on accorde certaines propositions, il faut conséquemment en admettre certaines autres, et en rejeter d’autres, d’une nature opposée à celles qu’on admet. Or, que dites-vous de la valeur de ce raisonnement : “Si vous dites que maintenant il fait jour et que vous disiez vrai, il fait donc jour ? ” Vous dites qu’il est en bonne forme, et que la conclusion en est excellente ; aussi, dans votre enseignement, exposez-vous cette forme de raisonnement la première. Ainsi de deux choses l’une ; ou vous approuverez tous les raisonnements faits dans cette forme, ou votre dialectique n’est qu’une chimère. Voyez donc si vous trouvez ce raisonnement bon : “Si vous dites que vous mentez, et que vous disiez vrai, vous mentez. Or, vous dites que vous mentez, et vous dites vrai. Donc vous mentez.” Comment pourriez-vous le trouver mauvais, puisque vous avez trouvé bon le premier, du même genre ? Ce sont là des difficultés proposées par Chrysippe et qu’il n’a pas pu résoudre. Que dirait-il de ce raisonnement : “S’il fait jour, il fait jour ; or, il fait jour, donc il fait jour ? ” II le trouverait concluant, sans doute. La connexion même des propositions vous force à recevoir la seconde, des que vous avez accordé la première. Mais en quoi ce. Raisonnement-là diffère-t-il de celui-ci : “Si vous mentez ; vous mentez. Or vous mentez ; donc vous mentez.” Vous dites que vous ne pouvez trouver ce raisonnement ni bon ni mauvais. Mais qu’a donc l’autre de plus pour que vous l’approuviez ? Si vous vous rendez à l’art, à la méthode, à la disposition, à la force d’un raisonnement, il y en a tout autant dans l’un que dans l’autre. Mais voici leur dernier refuge ; ils demandent que l’on fasse une exception pour ces propositions inexplicables. Qu’ils aillent trouver un tribun du peuple ; pour moi, je déclare que je n’accorderai jamais cette exception. Épicure, qui méprise la dialectique et la tourne en ridicule, ne leur accordait pas que cette proposition fût vraie : “Ou Hermachus vivra demain, ou il ne vivra pas ; ” tandis que les dialecticiens établissent que toute proposition de ce genre où l’on présente l’alternative en ces termes, “Ou la chose sera, ou elle ne sera pas, ” est non-seulement vraie, mais nécessaire ; voyez combien en cela, Épicure qu’ils tiennent pour un esprit grossier, fut prudent. Si j’accorde, dit-il, que l’un des deux est nécessaire, il sera nécessaire que demain Hermachus vive ou ne vive pas. Mais il n’y a dans la nature aucune nécessité semblable. Que les dialecticiens, c’est-à-dire Antiochus et les stoïciens, se battent avec lui ; car il renverse toute la dialectique. En effet, si l’opposition absolue établie entre deux contraires (j’appelle contraires deux propositions dont l’une nie et l’autre affirme), si une telle opposition peut être fausse, il n’y en a aucune de vraie. Mais quelle querelle pourrait-il avoir avec moi, puisque je suis leurs règles ? Lorsqu’ils voulaient soulever quelque engagement de ce genre avec Carnéade, celui-ci leur répondait en plaisantant : “Si j’ai bien raisonné, ma cause est gagnée ; sinon, Diogène me rendra ma mine.” Ce Diogène était un stoïcien qui lui avait enseigné la dialectique ; et l’on payait une mine les leçons d’un dialecticien. Je me conforme donc aux règles qu’Antiochus m’a apprises ; et je ne comprends pas comment tout en trouvant vraie cette proposition, “S’il fait jour, il fait jour, ” en vertu de ce principe que l’on m’a enseigné, que tout ce qui découle ainsi naturellement de soi-même, est vrai, je pourrais ne pas déclarer que cette autre proposition, “Si vous mentez, vous mentez” n’est pas démontrée par le même principe. Il faut que j’admette l’une et l’autre ; ou si je doute de celle-ci, je dois douter de celle-là.
XXXI. Mais laissons là toutes ces subtilités et ce labyrinthe de chicanes, et montrons-nous enfin ; dès que j’aurai mis au jour la vraie doctrine de Carnéade, tout l’édifice élevé par Antiochus s’abîmera d’un seul coup. Je ne veux rien dire que l’on puisse me soupçonner d’inventer à plaisir ; c’est d’après Clitomaque que je parlerai ; il a vécu jusqu’au temps de la vieillesse avec Carnéade ; il avait toute la pénétration d’un Carthaginois, et de plus beaucoup de goût pour l’étude et d’application. Il nous a laissé quatre livres sur la nécessité de suspendre nos jugements. Ce que je vais dire est emprunté au premier de ces livres. Carnéade distinguait deux genres de représentations ; il divisait les premières en représentations certaines et incertaines ; les secondes en représentations probables et improbables. Tout ce qu’il dit contre les sens et l’évidence s’adresse à la première classe de représentations ; il n’y a pas d’objections à diriger contre la seconde. Selon lui donc, la connaissance ne peut sortir d’aucune représentation, mais la probabilité peut venir d’un grand nombre. Car il serait contraire à la nature qu’il n’y eût rien de probable ; de là résulterait, comme vous le disiez fort bien, Lucullus, l’anéantissement de la vie entière. On doit donc se fier souvent au témoignage des sens, à la condition toutefois qu’on ne pense pas que parmi les objets sensibles il y en ait quelqu’un dont l’erreur ne puisse un jour reproduire exactement les traits. Ainsi donc, toutes les fois que les apparences nous offriront des probabilités, que rien ne combattra pour l’instant, le sage acceptera ces probabilités et se gouvernera d’après elles. Et le sage lui-même dont vous nous tracez le portrait, suit beaucoup de probabilités qui ne sont pour lui ni comprises, ni connues, ni affirmées, mais seulement vraisemblables ; autrement, il faudrait renoncer à vivre. Il est certain que le sage, lorsqu’il s’embarque, ne sait point et ne voit point s’il aura une heureuse navigation ; comment cela se pourrait-il ? Mais s’il part d’ici pour Pouzzole, n’ayant que trente stades à parcourir, sur un bon vaisseau, avec un habile pilote, et le calme qui règne maintenant, il lui semblera probable qu’il arrivera à bon port. C’est suivant des apparences de ce genre qu’il réglera toutes ses actions ; il admettra la blancheur de la neige plus facilement qu’Anaxagore, qui non-seulement prétendait que la neige n’était pas blanche, mais soutenait même qu’il ne la voyait pas ainsi, parce qu’il connaissait la couleur noirâtre de l’eau dont elle était formée. Toutes les apparences qui porteront le cachet d’une grande probabilité et que rien ne combattra, inclineront l’esprit du sage. Car il n’a pas été façonné avec le chêne ou taillé dans le roc ; il a un corps, il a une âme ; son intelligence parle, ses sens l’entraînent et lui montrent l’apparence de la vérité dans une foule de représentations, où cependant il ne trouve point ce signe précieux et inimitable qui devrait fonder la connaissance ; aussi croit-il sans affirmer, parce qu’il sait que l’erreur pourrait ressembler de tous points à cette vérité probable. Nous ne disons contre les sens rien de plus que les stoïciens ; car ils déclarent que souvent leur témoignage est faux, et que beaucoup de choses sont eu réalité tout autres qu’ils ne nous les représentent.
XXXII. Mais s’il est vrai que les sens puissent une seule fois nous tromper, voici venir qui déclarera que jamais ils ne nous donneront de connaissance véritable. Ainsi, sans que nous prononcions un seul mot, un principe d’Épicure s’unissant à l’un des vôtres, la certitude et la connaissance s’évanouissent. Quel est ce principe d’Épicure ? “Si nos sens nous trompent une seule fois, on ne peut rien connaître.” Quel est le vôtre ? “Les sens nous trompent quelquefois.” Quelle est la conséquence ? je puis me taire ; elle criera assez haut qu’on ne peut rien connaître. Je conteste la proposition d’Épicure, direz-vous. Attaquez-vous donc à lui qui n’est d’accord avec vous absolument sur aucun point, et non à moi qui conviens comme vous que les sens nous trompent. J’avoue cependant que je suis on ne peut plus surpris d’entendre tenir ce langage, surtout par Antiochus, qui connaissait parfaitement tout ce que j’ai dit il n’y a qu’un instant. Il est loisible à chacun de reprendre comme il l’entend cette maxime de notre école, que l’on ne peut rien connaître ; mais toutes ces critiques n’ont rien de bien redoutable. Nous accordons qu’il y a des choses probables ; mais ce n’est pas encore assez pour vous. Vous êtes les maîtres ; mais il est fort injuste de nous adresser ces reproches qui retentissaient si vivement dans votre bouche, Lucullus : “Vous ne voyez donc rien ? Vous n’entendez rien ? Il n’y a donc que ténèbres pour vous ? ” Je viens de reproduire, d’après Clitomaque, l’argumentation même de Carnéade ; je vais maintenant vous faire connaître comment Clitomaque traite ce sujet dans le livre qu’il a dédié à C. Lucilius le poète, après en avoir dédié un autre sur les mêmes questions à L. Censorinus, collègue de M. Manilius dans le consulat Voici à peu près ses termes ; j’en ai la mémoire assez fraîche, parce que c’est dans le livre dont je parle qu’il faut chercher les premiers éléments et comme le corps de la doctrine que je soutiens ; voici donc comme il s’exprime : “Les académiciens estiment que, selon leurs différences, les choses nous paraissent les unes probables, les autres improbables ; mais que cela ne suffit pas pour déclarer que les unes peuvent être connues et les autres non ; parce qu’il y a beaucoup d’erreurs probables, et qu’aucune erreur ne peut donner lieu à une perception et à une connaissance.” C’est pourquoi, dit-il, c’est se tromper étrangement que de soutenir que l’Académie aille jusqu’à anéantir les sens ; elle n’a jamais avancé qu’il n’y eût au monde ni saveur, ni couleur, ni son ; mais elle a cherché à démontrer que dans aucune des représentations sensibles ne se trouve un signe de vérité, inimitable à l’erreur. A près cette explication, il ajoute que la maxime, le sage doit suspendre son jugement, s’entend de deux manières ; elle signifie d’abord qu’il ne donne son assentiment à rien ; et ensuite qu’il ne répond positivement à aucune question, parce qu’il évite d’affirmer ou de nier quoi que ce soit. En conséquence, le sage se détermine en premier lieu à ne jamais rien recevoir comme certain ; en second lieu, à recueillir en toute circonstance les probabilités qui se présentent, pour pouvoir, d’après elles, répondre cependant oui ou non à ceux qui l’interrogent. Et pour ne pas tomber dans la contradiction de laisser s’émouvoir et agir celui qui ne doit porter de jugement sur rien, Clitomaque réserve les représentations qui vous excitent à l’action et celles aussi qui vous permettent de répondre dans un sens ou dans l’autre aux questions qu’on nous adresse, pourvu que, prenant ces apparences pour guides seulement, nous n’y enchaînions jamais notre esprit. Mais encore ce ne sont pas toutes les représentations probables qui doivent nous guider, ce sont celles que rien ne combat. Si nous ne pouvons vous convaincre de la justesse de ces règles, tout en les déclarant fausses, vous reconnaîtrez du moins qu’elles ne veulent pas déshériter l’esprit. Nous ne lui retirons point la lumière ; mais ce que vous tenez pour connu et pour certain, nous le regardons comme vraisemblable, si la probabilité s’y montre.
XXXIII. Ayant ainsi établi et fonde la règle du probable, c’est-à-dire, à le bien entendre, d’un guide dégagé, sans entraves, sans embarras, auquel rien ne fait obstacle, vous voyez sans doute, Lucullus, que toute votre belle défense de l’évidence est hors de propos. Car le sage dont je parle contemplera des mêmes yeux que le vôtre le ciel, la terre et la mer, et sentira avec les mêmes sens tous les autres objets qui viennent les frapper. Ces flots qui maintenant, au lever du zéphyr, se teignent de pourpre, il les verra comme nous, mais il n’affirmera pas que ce soit là leur couleur ; il n’y a qu’un moment, en effet, ils nous semblaient un champ d’azur, et le matin ils reflétaient une teinte dorée ; et voyez comme ceux-ci qui les touchent, parce que le soleil se réfléchit dans leur nappe, blanchissent et étincellent de lumière. Rendez compte, si vous le pouvez, de cette variété d’apparences ; vous ne prouverez jamais qu’elle soit la vérité. Vous nous demandiez d’où vient la mémoire, si nous ne connaissons rien ? Car il est impossible de se souvenir d’une représentation qui n’aurait pas été saisie par notre esprit. Pensez-vous donc que Polyénus, le grand mathématicien, après avoir, sur la foi d’Épicure, regardé la géométrie entière comme un tissu d’erreurs, ait oublié en même temps tout ce qu’il savait ? Mais ce qui est faux ne peut être connu, vous le déclarez vous-même. Si donc il n’y a de mémoire que d’objets connus et parfaitement compris, tout ce dont on se souvient a été compris et connu. Mais on ne peut connaître rien de faux, et Scyron sait par cœur tous les dogmes d’Épicure ; tous ces dogmes sont donc vrais. Je ne demande pas mieux. Vous voilà dans l’alternative ou de donner gain de cause à Épicure, ce qui ne vous plaît nullement, ou de m’accorder que je ne détruis point la mémoire et qu’elle subsiste parfaitement, lors même qu’il n’y a pas de connaissance ni de certitude. Vous me demandez ce que deviennent les arts ! lesquels ? Ceux qui avouent eux-mêmes qu’ils ont plus à demander aux conjectures qu’à la science ; ou ceux qui n’ont pour guide que les apparences et ne connaissent pas ce beau secret qui vous apprend à distinguer le vrai du faux ? Mais voici vos deux grands cris de guerre qui disent tout à eux seuls. Vous déclarez d’abord qu’il est impossible de ne rien affirmer. Mais voici un exemple qui vous convainc : c’est celui de Panétius, que j’oserais presque nommer le prince des stoïciens, doutant de ce qui avait fait un article de foi pour toute son école, de la vérité des augures, des auspices, des oracles, des songes, des prophéties, et retenant son jugement dans toutes ces matières. Le doute que Panétius a pu se permettre sur des vérités indubitables aux yeux de ses maitres, pourquoi le sage ne pourrait-il le transporter dans tous les autres sujets ? Comment ! il lui serait permis d’attaquer ou de défendre toute maxime et interdit d’en douter ? Vous pourrez dans les sorites vous arrêter quand il vous plaira, et lui ne jouira point de la même liberté en tout ordre de questions, lorsque surtout il peut prendre pour guide les vraisemblances que rien ne combat ? En second lieu, vous soutenez qu’il est impossible d’agir, lorsque l’esprit ne consent à rien. Car, avant toute action, il faut, selon vous, qu’une représentation frappe l’esprit et qu’elle entraîne son assentiment. Les stoïciens disent en effet que dans la sensation même il y a de l’affirmation ; qu’il en résulte un mouvement de l’esprit, d’où l’action naît enfin ; que si l’on supprime la perception, tout s’évanouit avec elle.
XXXIV. Les deux partis opposés ont dit et écrit beaucoup de choses sur ce sujet ; mais ou peut vider le démêlé en peu de mots. Pour moi, je suis convaincu que c’est la plus énergique des actions que de lutter contre les sensations, de résister aux conjectures, de retenir son jugement sur la pente de l’affirmation, et je crois avec Clitomaque que Carnéade accomplit un véritable travail d’Hercule, en purgeant notre esprit d’un monstre des plus terribles, je veux dire de cette affirmation, qui précède la lumière et vient de la légèreté ; mais j’abandonne cette partie de la défense, et je demande ce qui pourrait empêcher d’agir l’homme qui prend pour guides les probabilités que rien ne combat ? Ce qui l’empêchera, dites-vous, c’est sa maxime constante qu’il n’y a de certitude dans rien de ce qu’il approuve. Mais à ce compte, vous seriez vous-mêmes empêchés de naviguer, de semer, de prendre femme, de devenir pères, et de tenter bien d’autres entreprises où l’homme ne peut entrer que sur la foi des probabilités. Vous ne dédaignez pas ensuite de relever une objection bien usée, et souvent abandonnée, non dans les mêmes termes qu’Antipater, mais, à ce que vous dites, sous une forme plus pressante ; car on a repris Antipater d’avoir avancé que celui qui déclare qu’on ne peut rien connaître certainement, doit avouer au moins que l’on peut 470 connaître certainement cette ignorance ; Antiochus lui-même trouvait que c’était là un raisonnement bien épais et contradictoire. On ne peut en effet déclarer sans inconséquence que toute connaissance est impossible, si cette impossibilité même est un objet de connaissance. Antiochus pense qu’il vaut mieux presser Carnéade en ces termes : Puisque le sage ne peut recevoir aucune maxime qu’il ne comprenne, n’entende et ne connaisse certainement, il faut donc avouer que le sage professant cette maxime “qu’on ne peut rien connaître, ” en connaît la certitude ; comme si le sage n’avait pas d’autres maximes, et comme s’il pouvait vivre sans maximes ! Mais de même qu’il tient pour probables beaucoup de choses qu’il ne connaît pas, ainsi fait-il de cette maxime, qu’on ne peut rien connaître. Car s’il trouvait en ce dogme la marque certaine de la vérité, il ferait usage de ce signe précieux dans tout le reste ; mais il en est privé, et se sert des probabilités. Il ne craint donc pas de paraître tout confondre et rendre tout incertain. Demandez-lui si le nombre des étoiles est pair ou impair, il avouera son ignorance ; mais parlez lui dès devoirs et de beaucoup d’autres sujets qui lui sont familière, il saura vous répondre. Là où règne l’incertitude, rien n’est probable ; mais dans les régions où s’offre la probabilité, le sage ne sera jamais embarrassé de répondre ou d’agir. Il est une autre objection que vous n’avez pas oubliée non plus, Lucullus ; et je ne m’en étonne pas, car c’est une des plus fameuses ; et Antiochus répétait souvent qu’aucune autre ne troublait Philon au même point. Vous invoquez deux principes, lui disait-il ; le premier est qu’il y a des représentations fausses ; le second, qu’elles ne diffèrent en rien des représentations vraies ; mais vous ne faites pas attention que si nous tombons d’accord du premier de ces principes, c’est parce que nous remarquons certaines différences entre les représentations, et que ces différences sont détruites par le second principe qui les nie : or, y a-t-il rien de plus contradictoire ? Antiochus aurait raison si nous anéantissions toute vérité ; nous en sommes bien éloignés, car il y a pour nous de la vérité et de l’erreur ; mais nous les reconnaissons aux apparences probables, sans en être assurés par des signes certains.
XXXV. Mais il me semble que toute cette discussion est bien sèche. Puisque nous avons un champ où elle pourrait se déployer à l’aise, pourquoi la mettre à la gêne dans ces gorges étroites et la traîner dans les ronces du stoïcisme ? Si j’avais affaire à un péripatéticien déclarant que l’on peut connaître ce gui est imprimé en nous par une représentation vraie ; sans ajouter ce complément d’une énorme conséquence qu’une telle impression ne pourrait être reproduite par une représentation fausse, je parlerais tout simplement bon sens à un homme de bon sens, et je ne contesterais pas beaucoup avec lui ; et si, en m’entendant soutenir qu’on ne peut rien connaître, il disait qu’alors les opinions ne sont pas interdites au sage, je n’en disconviendrais pas, fort de l’autorité de Carnéade, qui était assez enclin à l’accorder. Mais maintenant, que puis-je faire ? Je demande : que peut-on connaître ? On me répond, et ce n’est ni Aristote, ni Théophraste, ni même Xénocrate ou Polémon, mais un philosophe bien inférieur à eux qui me fait cette réponse : tout objet vrai auquel l’erreur ne puisse pas ressembler. Mais je ne trouve rien de tel dans le monde ; il faut donc que j’affirme ce que je ne connais pas, c’est-à-dire, que je me livre aux conjectures. Les Péripatéticiens et l’ancienne Académie me le permettent ; vous me le défendez, vous, et Antiochus à votre tête ; j’avoue que son autorité me fait impression, soit parce qu’une amitié mutuelle nous a unis, soit parce que je le regarde comme le plus bel esprit et le plus ingénieux des philosophes de cet âge. Je lui demande d’abord de quelle manière il appartient à cette Académie dont il se prétend le disciple ? Pour négliger le reste, qui, je vous prie, dans l’ancienne Académie ou dans le Lycée, a jamais avancé les deux principes en question : d’abord que l’on ne puisse connaître qu’au moyen de représentations vraies, inimitables à l’erreur ; ensuite que le sage ne puisse faire de conjectures ? Personne sans aucun doute. Ni l’un ni l’autre de ces principes n’ont trouvé de chaud défenseur avant Zénon. Cependant je les crois vrais l’un et l’autre ; et ce que j’en dis n’est pas une tactique de circonstance, c’est le fond de ma pensée.
XXXVI. Voici ce que je ne puis souffrir. Vous me défendez d’affirmer ce que je ne connais pas, vous dites que rien n’est plus honteux et ne décèle un esprit plus vain ; et en même temps, vous vous arrogez une telle science que nous n’hésitez pas à nous exposer toute la doctrine de la sagesse, à dévoiler les secrets de l’univers entier, à fixer la règle des mœurs, à déterminer la fin dernière des biens et des maux, à tracer le code des devoirs, à m’enseigner quelle carrière je dois fournir, à nous promettre enfin l’art de bien raisonner et la méthode pour ne nous tromper jamais. Et vous pensez me donner le secret d’embrasser ces objets innombrables sans faillir une seule fois, sans faire une seule conjecture. Dans quelle école me conduisez-vous, dites-moi, si vous m’enlevez à mon Académie ? Je crains fort que vous ne puissiez sans un peu de présomption me dire que c’est dans la vôtre. Il faut que vous le disiez. Cependant ce n’est pas vous seul qui voudrez m’enrôler, mais tous les partis l’essayent. Eh bien ! soit ; je résisterai aux péripatéticiens qui se vantent de leur affinité avec les orateurs et citent les grands hommes qui ont passé de leur école au gouvernement des États ; je tiendrai ferme contre les épicuriens, au milieu de qui je compte tant d’amis, je vois tant d’hommes excellents, tant de cœurs si noblement liés ; mais comment m’armer contre Diodote le stoïcien, que j’ai entendu dès l’enfance, qui vit avec moi depuis longues années, dont ma maison est la demeure, que j’admire et que j’aime, et qui méprise tout ce mouvement d’Antiochus ? Notre doctrine seule est la vraie, me direz-vous. Bien certainement si elle est vraie, elle est la seule ; car la vérité ne peut ! se trouver dans plusieurs camps à la fois. Sommes-nous donc des gens bien osés, nous qui redoutons de faillir ; et la présomption n’est-elle pas du côté de ceux qui se flattent d’avoir seuls la science universelle ? Ce n’est pas moi, dites-vous, qui ai cette science, c’est le sage. Parfaitement ; mais cette science du sage, c’est dans votre doctrine qu’il la puise. Je pourrais vous demander comment on peut comprendre qu’un autre que le sage donne des leçons de sagesse ; mais laissons là toute question personnelle et parlons du sage ; car c’est lui, comme je l’ai déjà dit souvent, qui est l’objet de toute cette discussion. Nous divisons, comme la plupart des écoles, la philosophie en trois parties. Voyons d’abord, si vous voulez, les recherches qui ont eu pour objet la nature ; mais demandons-nous d’abord s’il existe un esprit assez gonflé de vanité et d’erreur pour croire qu’il connaisse les véritables secrets du monde. Je ne parle pas de ces systèmes hypothétiques, soumis aux fluctuations des controverses et tout à fait incapables de commander la certitude. Que les géomètres eux-mêmes songent au fondement de leur autorité, eux qui font profession non pas de convaincre, mais d’enchaîner l’esprit, et qui ne marchent qu’avec l’appareil de la démonstration. Je ne veux pas les inquiéter sur les premiers éléments des mathématiques, qu’il faut leur accorder si l’on veut qu’ils fassent un seul pas ; qu’ils définissent le point, ce qui n’a aucune dimension ; la surface et en quelque façon le niveau du plan, ce qui n’a aucune épaisseur ; la ligne, une longueur sans largeur. Quand j’accorderais tous ces principes, croyez-vous que le sage, à qui je demanderais de me dire sa pensée sous le sceau du serment, déclarerait, avant d’avoir vu Archimède lui en expliquer toutes les raisons, que le soleil est de beaucoup plus considérable que la terre ? Le déclarer, ce serait mépriser ce soleil qu’il tient pour un dieu. S’il ne se rend pas aux démonstrations de la géométrie qui cependant font violence à l’esprit, comme vous le dites vous-mêmes, il sera certes bien éloigné de se rendre aux arguments de la philosophie ; ou s’il leur prête enfin créance, quel système embrassera-t-il ? Je pourrais vous exposer les diverses théories des physiciens ; mais ce serait un peu long. Je demande pourtant quelle doctrine obtiendra la préférence. Imaginez un homme qui travaille à acquérir la sagesse, mais qui ne l’ait pas encore ; quel système choisira-t-il ? Quelque choix qu’il fasse, il est vrai, ce ne sera pas encore celui d’un sage. Mais je le suppose doué d’un esprit divin ; parmi les doctrines des physiciens, laquelle adoptera-t-il ? Il ne peut en adopter plus d’une. Je ne veux point m’engager dans un cercle infini de questions ; je demande seulement sur les principes des choses et les sources premières du monde entier, quelle doctrine il recevra. Car de très-grands hommes sont fort divisés sur ces questions.
XXXVII. A leur tête, Thalès, l’on des sept sages, à qui l’on dit que les six autres, d’un commun accord, abandonnèrent le premier rang, prétendit que tout est formé avec l’eau. Mais il ne put faire goûter cette manière de voir à Anaximandre, son contemporain et son ami, qui avait pour principe de toutes choses la nature infinie. Anaximène, disciple d’Anaximandre, vit ce principe dans l’air infini, en ajoutant que ce qui en sortait, était déterminé ; que l’air formait d’abord la terre, l’eau et le feu, et que ces éléments formaient tout le reste. Le premier principe d’Anaxagore, c’est une matière indéterminée, de laquelle sont composées de petites molécules, semblables entr’elles, primitivement confuses, mais dans le cahos desquelles l’ordre a été introduit par l’esprit divin. Xénophane, dont l’époque est un peu plus ancienne, disait que le monde entier était un seul être, immuable, qu’il appelait Dieu, et à qui il attribuait l’éternité et la forme sphérique. Pour Parménide, le principe des choses, c’est le feu, le mobile de la terre, qui est formée par lui. Pour Leucippe, c’est le plein et le vide ; Démocrite, partout ailleurs beaucoup plus riche, tient ici le même langage. Pour Empédocle, ce sont les quatre éléments connus de tout le monde ; pour Heraclite, c’est le feu ; pour Mélissus, l’être infini, immuable et éternel. Platon pense que Dieu a tiré d’une matière capable de toutes les formes un monde impérissable. Les pythagoriciens veulent que tout sorte des nombres et des premiers éléments mathématiques. Parmi ces grands hommes, votre sage choisira, je pense, celui qu’il veut croire, et tous les autres seront condamnés et répudiés par lui. Mais quelque doctrine qu’il approuve, il sera tout aussi certain des principes qu’elle enseigne, que des objets dont les sens témoignent, et il ne sera pas plus convaincu qu’il fasse jour maintenant, qu’il ne le sera, puisque vous en faites un stoïcien, que le monde est doué de sagesse et renferme une intelligence qui l’a formé, lui et le reste des êtres, et qui contient, anime et gouverne tout. Il sera convaincu également que le soleil, la lune, les étoiles, la terre et la mer sont des dieux, parce qu’une âme intelligente est répandue et se meut en eux tous ; mais que cependant un jour le monde sera consumé dans une conflagration générale.
XXXVIII. Admettons que toutes ces choses soient vraies (vous voyez que j’accorde qu’il y a de la vérité), je nie qu’on puisse les connaître, et s’en assurer. Lorsque votre sage stoïcien aura articulé syllabe à syllabe toute la série de ces dogmes, alors viendra Aristote, versant à flots sa riche parole comme un fleuve d’or, qui l’accusera de folie ; en disant que le monde n’a pas eu de commencement, parce qu’il est impossible que ce soit par un conseil nouveau, que l’esprit divin ait un jour mis la main à un si magnifique ouvrage, et qu’il est si parfaitement ordonné, de tous points, que jamais il n’y aura de force assez prodigieuse pour opérer le bouleversement dont vous parlez, jamais d’âge assez long pour miner et faire crouler de vieillesse ce bel édifice de l’univers. Vous serez obligé de combattre Aristote et de défendre mon principe avec autant de chaleur que s’il s’agissait de votre réputation et de votre tête ; et il ne me sera pas permis à moi de me tenir au moins dans le doute ? Pour ne rien dire de la légèreté de ceux qui jugent sans connaître, quel prix ne dois-je pas faire de cette liberté de mon esprit, affranchi de la nécessité qui vous enchaîne ? Pourquoi Dieu, qui, selon vous, a tout disposé pour l’homme, a-t-il donné aux serpents et aux vipères leur affreux venin ? Pourquoi a-t-il répandu dans les eaux et sur la terre tant de semences de mort ? Vous dites qu’il y a trop d’art dans le monde et qu’on y voit trop de merveilles pour ne pas y reconnaître la main d’un ouvrier divin, et vous abaissez cette majesté divine jusqu’à la vouloir trouver dans l’organisation délicate des abeilles et des fourmis ; comme s’il y avait parmi les dieux quelque Myrmécide, chargé de la fabrication de tous les menus ouvrages. Vous prétendez que sans Dieu rien ne peut se faire. Voici Straton de Lampsaque qui affirme le contraire, et qui décharge Dieu d’une tâche véritablement énorme. Puisque, dit-il, les prêtres des dieux ont le privilège de ne point travailler, n’est-il pas bien plus juste encore d’étendre ce privilège jusqu’aux dieux eux-mêmes ? Je n’ai pas besoin, ajoute-t-il, du concours des dieux pour fabriquer le monde. Tout ce qui existe est l’ouvrage de la nature, non pas qu’elle ait opéré avec ces petits corps semés d’aspérités ou polis armés de crochets ou de bras, et le vide entre deux. Ce sont là, dit Straton, des rêves de Démocrite ; c’est de l’imagination et non de la science. Pour lui, interrogeant l’une après l’autre les diverses parties du monde, il prouve que rien ne se fait et n’existe qu’en vertu de poids et de mouvements naturels. Ainsi il affranchit Dieu d’un grand travail et me délivre d’une grande crainte. Comment penser en effet que Dieu gouverne notre destin sans trembler nuit et jour devant cette puissance suprême ; et sans craindre, lorsque le malheur fond sur nous (et quel homme en est épargné), que nous ne soyons justement frappés ? Cependant je ne suis pas partisan de Straton, je ne le suis pas non plus de votre doctrine. Tantôt l’une, tantôt l’autre des deux opinions me semble la plus probable.
XXXIX. Ce sont là, Lucullus, des questions enveloppées de profondes ténèbres, et nul génie humain n’a le coup d’œil assez perçant pour pénétrer dans le ciel et sonder les entrailles de la terre. Nous ne connaissons pas notre propre corps, nous ignorons comment en sont disposées les diverses parties, et quelles fonctions remplit chacune d’elles. Aussi les médecins l’ont-ils ouvert pour demander à leurs yeux une connaissance d’un si haut prix pour eux. Et cependant les empiriques prétendent qu’ils n’en sont pas plus savants pour cela, parce qu’il se peut faire qu’on altère les organes, en les rendant visibles et les mettant au grand jour. Mais pouvons-nous porter le scalpel sur la nature entière, l’ouvrir, la partager, pour voir si la terre repose sur un fond stable où elle soit en quelque façon fixée par ses racines, ou si elle est suspendue dans l’espace ? Xénophane dit que la lune est habitée, et que c’est une autre terre couverte de villes et de montagnes. Cela semble une nouveauté bien étrange ; cependant nous ne pourrions affirmer par serment, lui, qu’il en est ainsi, et moi, que c’est une imposture. Vous dites, vous, qu’il est une région de la terre directement opposée à celle-ci, et dont les habitants se trouvent naturellement sur le sol dans une position inverse à la nôtre, en telle sorte que vous les nommez nos antipodes. Pourquoi vous indigner plutôt contre moi qui ne méprise pas vos conjectures, que contre ceux qui, en les entendant, les taxent de folie ? Nicétas de Syracuse soutient, au rapport de Théophraste, que le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, en un mot tous les corps qui se trouvent au-dessus de nous, sont immobiles, et que rien n’est en mouvement dans le monde, si ce n’est la terre, qui tournant et roulant avec une extrême rapidité sur son axe, produit exactement les mêmes phénomènes que si le ciel entier tournait autour de la terre immobile. Quelques-uns pensent que Platon exprime la même opinion dans le Timée, mais en termes plus obscurs. Mais vous, Épicure, parlez : croyez-vous le soleil aussi petit qu’il paraît ? Je n’accorderai pas qu’il soit deux deux fois aussi grand. Le voilà qui vous raille, et à votre tour vous riez de lui. Mais on ne peut rire de Socrate, on ne peut rire d’Ariston de Chios qui pensent que, sur de tels sujets, il n’y a pas de savoir possible. Mais je reviens à l’âme et au corps. Connaissons-nous bien la nature des nerfs et celle des veines. Savons-nous bien ce que c’est que l’âme ? Où elle est ? Savons-nous mêmes ! elle existe véritablement, ou si, comme le pensait Dicéarque, elle n’a absolument aucune réalité ? Si elle existe, a-t-elle trois parties comme l’enseignait Platon, la raison, la nature irascible, et le siège des passions ; ou bien est-elle une et simple ? Si elle est une et simple, est-elle un feu, un air, ou du sang ? Ou selon la définition de Xénocrate, un nombre incorporel (chose dont il est bien difficile de se faire une idée) ; et enfin, de quelque nature qu’elle soit, est-elle mortelle ou impérissable ? Car les deux opinions ont été abondamment soutenues. Sur toutes ces questions, votre sage trouve quelqu’une de ces solutions certaines ; le nôtre ne voit pas même laquelle est la plus probable, tant pour la plupart les raisons opposées sont d’une égale valeur.
XL. Si vous me tenez un langage plus modeste, et m’accusez non plus de ne pas me rendre à vos raisons, mais de ne me rendre à aucune, je ferai un effort sur moi-même et choisirai un système. Lequel adopterai-je de préférence ? Vous me demandez lequel ? Celui de Démocrite ; car vous savez que j’ai toujours eu beaucoup de goût pour la noblesse. Mais j’entends déjà vos critiques fondre sur moi ; vous allez vous écrier tous : “Comment pouvez-vous admettre le vide, quand tout dans la nature est si plein et si pressé, qu’un corps mis en mouvement cède sa place qu’à l’instant même un autre corps occupe ? Admettre des atomes, qui ne ressemblent à aucune de leurs productions ? Comment pouvez-vous penser qu’un bel ouvrage ne doive pas avoir une certaine intelligence pour auteur ? Et voyant dans ce monde tant de beautés et de merveilles, croire qu’il y ait en haut, en bas, à droite, à gauche, avant et après, un nombre infini de mondes différents ou semblables. Nous voilà réunis à Baules en face de Pouzzole, et vous croyez qu’il y a maintenant dans un nombre infini de lieux exactement pareils, des réunions d’hommes portant les mêmes noms, revêtus des mêmes honneurs, ayant fourni la même carrière, d’esprit, de figures et d’âges tout à fait semblables aux nôtres, et discutant sur le même sujet ? Comment encore pouvez-vous soutenir que si, dans ce moment ou pendant le sommeil, il nous semble voir quelque chose en esprit, c’est que des images venues du dehors ont fait invasion dans l’âme en traversant nos organes ? Rejetez bien loin ces opinions, si vous ne voulez consentir à de grossières erreurs. Il vaut mieux ne rien croire que d’ajouter foi à une doctrine si pitoyable.” — Ce que vous me demandez, ce n’est donc pas d’approuver un système quelconque. Il y aurait alors dans votre demande plus que de la présomption et presque de la tyrannie ; car vos dogmes ne me paraissent pas même probables. Vous croyez à la divination, et moi je la conteste ; ce destin qui, selon vous, étreint tout, moi je le méprise. Je ne pense même pas que ce monde ait été formé par la sagesse divine ; mais je ne suis pas non plus certain du contraire.
XLI. Pourquoi donc me faire mon procès ? Ne pouvez-vous pas me permettre d’ignorer ce que j’ignore ? Les stoïciens pourront ne pas s’entendre ensemble, et je serai forcé de m’entendre avec eux ? Zénon et presque tous les autres stoïcien voient dans l’éther le Dieu suprême, doué de cette intelligence qui gouverne tout. Un disciple de Zénon, Cléanthe, que l’on pourrait appeler le stoïcien des grandes maisons, pense que le soleil est le maître et le roi de l’univers. Ainsi donc nous voilà réduits par ce dissentiment des sages à ignorer quel est notre maître, à ne pas savoir si nous sommes les sujets du soleil ou de l’éther. Quant à la grandeur du soleil (car il semble tourner vers moi sa face étincelante et m’engager à parler souvent de lui) ; quant à cette grandeur, vous nous en donnez l’exacte proportion, comme si vous l’aviez mesurée à la toise ; mais moi qui vous regarde comme de mauvais architectes, je refuse de m’en rapporter à votre mesure. Est-il donc difficile de juger lequel de vous ou de moi témoigne le plus de retenue ? Je ne voudrais pas cependant proscrire ces recherches des physiciens. Car c’est comme une nourriture naturelle de nos esprits et de nos âmes que la contemplation et l’étude de la nature ; avec elles notre pensée s’élève ; nous recevons une grandeur nouvelle, nous regardons d’en haut les choses humaines ; et, méditant sur ces objets sublimes et célestes, nous prenons en pitié toutes ces affaires et ces intérêts mesquins et misérables. Poursuivre tous ces grands et ces profonds mystères, c’est un travail plein de charme. Et lorsque nous voyons se lever quelque aurore de la vérité, notre esprit est pénétré de la plus exquise des jouissances. Votre sage et le nôtre interrogeront donc ces mystères ; mais le vôtre, pour croire, pour se prononcer, pour affirmer ; tandis que le nôtre redoutera toujours de porter à la légère des jugements peu fondés, et se croira fort heureux dans de tels sujets, de rencontrer la vraisemblance.
Venons-en maintenant à la doctrine des biens et des maux. Mais avant de l’aborder, nous avons encore une courte réflexion à présenter. Nos adversaires ne considèrent pas, à ce qu’il semble, qu’en affirmant avec tant d’assurance leurs divers dogmes de physique, ils compromettent l’autorité de ces choses même qui paraissent les plus évidentes. Ils affirment avec une égale conviction que maintenant il fait jour, et que le chant de la corneille, c’est un ordre ou une défense ; et ils ne déclareront pas avec plus d’assurance, après avoir mesuré cette statue, qu’elle à six pieds de hauteur, qu’ils ne soutiendront que le soleil, dont ils ne peuvent prendre la mesure, est plus de dix-huit fois plus grand que la terre. D’où l’on tire cette conclusion toute naturelle ; si l’on ne peut connaître la grandeur du soleil, celui qui juge de cette grandeur et de toute autre chose avec la même assurance, celui-là ne connaît rien. Or on ne peut connaître la grandeur du soleil, donc celui qui en juge, comme s’il la connaissait, ne connaît rien. Ils répondront que l’on peut connaître quelle est la grandeur du soleil ; je ne le contesterai point, pourvu qu’ils conviennent que tout le reste est perçu et connu de la même manière. Car ils ne peuvent dire qu’il est des choses plus ou moins certaines les unes que les autres ; puisque la définition de la certitude est pour tout invariablement la même.
XLII. Mais j’étais arrivé à la morale : ici je demanderai ce que nous connaissons d’incontestable sur les biens et les maux ; il s’agit d’établir une fin dernière à laquelle toute la variété des uns et des autres soit rapportée ; eh bien, sur quelle question a surtout éclaté le dissentiment entre les plus grands philosophes ? Je veux laisser dans l’ombre les systèmes qui y sont tombés ; je ne parlerai pas d’Hérillus qui mettait le souverain bien dans la connaissance et la science, pour un disciple de Zénon, vous voyez combien il s’est éloigné de son maître et rapproché de Platon. Mais l’école de Mégare ne manque pas de célébrité ; Xénophane que j’ai déjà nommé en fut le fondateur, selon certains écrivains ; après lui vinrent Parménide et Zénon ; et c’est d’eux que cette philosophie reçut le nom d’Eléatique ; mais depuis Euclide de Mégare, disciple de Socrate, elle prit celui de Mégarique. Elle enseignait que le souverain bien c’est ce qui est un, toujours semblable à soi-même, et qui ne change pas. Cette école avait emprunté beaucoup à Platon. Ménédème d’Érétrie fut le chef des érétriens pour qui tout bien résidait dans l’esprit et dans le coup d’œil perçant qui saisit la vérité ; cette théorie ressemble beaucoup à celle d’Hérillus, mais elle était, j’imagine, plus complètement et plus élégamment développée. Si nous méprisons ces divers systèmes et les croyons complètement hors de cause, en voici du moins dont nous devons faire plus de cas. Je citerai d’abord celui d’Ariston, qui, après avoir reçu les leçons de Zénon, fit descendre au fond des choses la rigueur que son maître avait mise surtout dans les mots, en déclarant comme lui qu’il n’y a de bien que dans la vertu, et de mal que dans le vice, et en supprimant les intermédiaires auxquels Zénon accordait tant de crédit. Ariston fait consister le souverain bien à n’être incliné d’aucun côté par ces mobiles secondaires ; c’est ce qu’il nomme indifférence. Pyrrhon va jusqu’à prétendre qu’ils ne se font pas même sentir au sage ; c’est ce qu’il appelle ἀπάθεια. Mais laissons de côté toutes ces doctrines, et voyons celles qui ont eu de nombreux et d’ardents défenseurs. Les uns mettent le bien suprême dans la volupté ; à leur tête est Aristippe, l’un des disciples de Socrate, et chef des cyrénaïques. Ensuite vient Épicure dont le système est maintenant plus connu, mais qui cependant ne peut s’entendre avec Aristippe sur la volupté elle-même. Calliphon voit le souverain bien dans la volupté jointe à la vertu ; Hiéronyme, dans l’absence de toute peine ; Diodore dans l’absence de la peine et la vertu combinées. Ces deux derniers sont péripatéticiens. Vivre honnêtement, en usant de ces choses que la nature nous assortit le plus évidemment, tel était le précepte de l’ancienne Académie, comme nous le prouvent les écrits de Polémon, l’auteur favori d’Antiochus, et, à très peu de chose près, la maxime d’Aristote et de ses amis. Carnéade mit en avant une autre théorie, non pour se l’imposer à lui-même, mais pour l’opposer aux stoïciens ; c’était qu’il fallait vivre en usant des choses qui nous sont le plus manifestement assorties par la nature. Zénon pensa que le souverain bien dans la vie, c’est la vertu, qu’il regarde aussi comme la conformité à la nature. C’est lui qui fut le fondateur et le chef de l’école stoïcienne.
XLIII. Il va sans dire que dans tous ces systèmes le souverain mal est l’opposé du souverain bien. Je vous le demande maintenant, lequel suivrai-je ? J’espère bien que personne ne me fera cette réponse aussi ignorante qu’absurde : Prenez quel système vous voudrez, pourvu que vous en ayez un. On ne peut rien dire de plus inconsidéré. Je désire embrasser la morale stoïcienne ; y serai je autorisé (je ne dis pas par Aristote que je regarde comme un génie lors de ligne dans la philosophie) mais par Antiochus, qui se disait académicien, et qui était en vérité, à de bien légères différences près, un pur stoïcien ? Nous voilà déjà dans le doute. Il faut être un sage du Portique, ou un sage de l’ancienne Académie ; car d’être l’un et l’autre à la fois, il n’y faut pas songer ; entre les deux écoles, il n’y a pas seulement une contestation de limites, mais de propriété tout entière. En effet, toute la doctrine des mœurs est renfermée dans la définition du souverain bien, et ceux qui ne s’entendent pas sur le principe, ne peuvent s’entendre sur aucune conséquence ; le véritable sage ne peut être à la fois académicien et stoïcien, puisque la différence entre les deux écoles est si tranchée ; il faut qu’il choisisse. S’il suit la doctrine de Polémon, il condamnera le stoïcien qui prend l’erreur pour la vérité ; car vous dites qu’il n’y a rien de plus indigne du sage. Si c’est au contraire Zénon qui dit vrai, il faudra faire les mêmes reproches aux anciens académiciens et aux péripatéticiens. Celui qui ne veut se rendre ni à l’un ni aux autres serait-il donc le plus prudent ? Antiochus lui-même qui combat en quelques points la doctrine des stoïciens qu’il aime. Ne prouve-t-il pas que le sage ne peut accepter tous leurs dogmes ? Les stoïciens veulent que toutes les fautes soient égales ; mais cette maxime soulève Antiochus. Laissez-moi donc délibérer mûrement le choix que je veux faire entre ces deux systèmes. Coupez court, dites-vous, et prenez enfin un parti. Quoi ! les raisons apportées de part et d’autre me paraissent ingénieuses et également plausibles ; et je ne me garderais pas de commettre un crime ? Car vous disiez, Lucullus, que c’était un crime de trahir un seul dogme de la philosophie. Je retiens donc mon jugement, pour ne pas affirmer ce que je ne connais pas, et je ne fais en cela que ce que vous conseillez vous-même. Mais voici encore un bien plus grave dissentiment. Zénon pense que le bonheur réside dans la seule vertu. Et Antiochus ? Oui, dit-il, je tiens que la vertu rend la vie heureuse, mais non pas parfaitement heureuse. N’est-ce pas un dieu qui juge ainsi que rien ne manque à la vertu ? N’est-ce pas un pauvre et faible mortel, celui qui croit qu’en dehors de la vertu beaucoup de choses encore nous sont précieuses ou nécessaires ? Mais je crains que l’un n’accorde à la vertu plus que notre nature ne permet, surtout quand j’écoute toutes les réflexions sensées et profondes de Théophraste. Et je ne sais trop si l’autre est conséquent avec lui même ; car il avoue que les maladies et les revers de fortune sont des maux, et en même temps il déclare que l’on peut en être frappé sans cesser d’être heureux, si l’on est sage. Je ne sais auquel croire ; tantôt une doctrine me parait plus probable, tantôt l’autre, et cependant je suis persuadé que si l’une des deux n’était vraie, c’en serait fait de la vertu. Voilà donc les points sur lesquels ils ne sont pas d’accord.
XLIV. Mais trouverons-nous la vérité dans ces maximes qu’ils s’accordent à défendre ? Dirons-nous avec eux que l’âme du sage n’est jamais agitée par les désirs, ni transportée par la joie ? Admettons, si vous voulez, que ce soit là une vérité probable, en dirons-nous autant de ce dogme que le sage ne craint rien et ne souffre de rien ? Le sage ne craint rien ? Pas même lorsque la patrie est dans un imminent péril ? Il ne souffre de rien ? Pas même de la voir anéantie ? C’est là un langage très-dur ; mais Zénon est forcé de le tenir puisqu’il ne reconnaît d’autre bien que la vertu : pour vous, Antiochus, rien ne vous y oblige, puisque vous admettez en dehors de la vertu un grand nombre de biens, en dehors du vice, un grand nombre de maux dont le sage peut redouter l’approche, et dont les coups doivent l’affliger. Mais je demande où vous avez vu que l’ancienne Académie ait décrété que l’âme du sage est inaccessible à l’émotion et au trouble ? Ils recommandaient un juste tempérament, et voulaient dans toute émotion une certaine mesure naturelle. Nous avons tous lu ce que Cranter, de l’ancienne Académie, a écrit sur le deuil. Ce traité n’est pas grand ; mais c’est un livre d’or, que tout le monde devrait savoir par cœur, comme Panétius le recommandait à Tubéron. Ces philosophes disaient que toutes les émotions nous ont été données sagement par la nature, parce qu’elles servent, la crainte à nous mettre sur notre garde ; la pitié et le chagrin à nous rendre cléments ; la colère elle-même, à aiguiser notre courage. Avaient-ils tort ou raison, c’est ce que nous examinerons plus tard. Ce que je ne puis comprendre, c’est comment vous avez pu charger l’ancienne Académie de la rudesse de vos maximes. Je déclare que je ne puis les recevoir, non pas qu’elles me déplaisent, car ce sont pour la plupart des préceptes socratiques que ces dogmes étranges des stoïciens que l’on nomme paradoxes ; mais où les trouvez vous dans Xénocrate et dans Aristote (car vous voulez que l’Académie et le Lycée ne soient qu’une même école) ? Auraient-ils jamais dit que les sages seuls sont rois, sont riches et sont beaux ? Que tout ce qui existe au monde appartient au sage ? Que personne n’est consul, préteur, empereur, et peut-être même quinquévir, si ce n’est le sage ? Enfin, que le sage seul est citoyen, seul est libre ? Et que tous les autres hommes sont des fous, des étrangers, des exilés, des esclaves, des furieux ? Auraient-ils dit encore que les lois de Lycurgue, de Solon, et que nos Douze Tables ne sont pas des lois ? Et qu’il n’y a ni villes ni sociétés, si ce n’est celles que composent les sages ? Voilà tout autant de propositions, Lucullus, qu’il vous faut défendre comme des remparts, si vous adoptez la doctrine de votre ami Antiochus. Pour moi, j’ai une condition meilleure, je ne suis tenu à les soutenir qu’autant qu’elles me paraîtront vraies.
XLV. J’ai lu dans Clitomaque que lorsque Carnéade et le stoïcien Diogèue furent admis devant l’assemblée du sénat, au Capitole, A. Albinus, alors préteur sous le consulat de P. Scipion et de M. Marcellus, et qui depuis fut consul avec votre aïeul Lucullus, homme d’ailleurs fort savant, comme le témoigne l’histoire qu’il a écrite en grec, dit en riant à Carnéade : “II vous semble donc, Carnéade, que je ne suis pas préteur, puisque je n’ai point la sagesse ; que Rome n’est pas une ville et ne renferme pas un État.” Carnéade répondit : “C’est ce stoïcien qui juge ainsi.” Aristote et Xénocrate, dont Antiochus se1 disait le disciple, n’auraient pas mis en doute qu’Albinus fût préteur, que Rome fût une ville et renfermât une véritable société. Mais, comme je l’ai déjà dit, Antiochus est un pur stoïcien, sauf quelques médiocres changements qu’il balbutie ça et là. Mais vous qui paraissez craindre que je ne me laisse entraîner à quelque opinion sans fondement, et que mon jugement trop léger ne précède la lumière, ce que vous regardez comme une grande faute, quel conseil me donnez-vous ? Chrysippe déclare souvent qu’il n’y a sur le souverain bien que trois thèses que l’on puisse défendre ; il retranche et jette au vent toutes les autres. Voici ces trois thèses : “Ou la vertu est le souverain bien, ou la volupté ; ou toutes deux réunies. “Ceux qui disent que le souverain bien consiste dans l’absence de la peine, veulent éviter de prononcer le nom scabreux de la volupté ; mais ils touchent la chose de bien près. On en peut dire autant de ceux qui joignent l’absence de la peine à la vertu, et même, sans se tromper beaucoup, de ceux qui mettent la vertu en compagnie de ces choses que la nature nous a le plus manifestement assorties. Il ne reste donc, selon Carnéade, que trois opinions que l’on puisse défendre d’une manière plausible. J’en conviens volontiers. Quoiqu’on ne puisse facilement me détacher de la doctrine de Polémon, des péripatéticiens et d’Antiochus, et que je n’en voie aucune de plus probable, cependant je reconnais avec quelle séduction la volupté flatte nos sens, et je me laisse aller à penser comme Épicure ou Aristippe. La vertu me rappelle ou plutôt elle me ressaisit de la main ; elle me dit que ce sont là les emportements des brutes ; elle rapproche l’homme de la divinité. Je puis tenir le milieu. Aristippe, comme si nous n’avions point d’âme, ne s’occupe que du corps ; Zénon, comme si nous étions incorporels, ne songe qu’à l’âme ; Calliphon me présente une opinion moyenne, défendue naguère par Carnéade avec tant de chaleur qu’on pouvait l’en croire véritablement convaincu. Cependant Clitomaque affirmait qu’il n’avait jamais pu découvrir quelle était au fond la pensée de Carnéade. Mais si je voulais me rendre à cette doctrine, est-ce que la vérité, la sévère et droite raison ne s’y opposeraient point ? Comment ! médiraient-elles, quand la vertu consiste à mépriser la volupté, vous voulez associer volupté et vertu, et marier, pour ainsi dire, l’homme avec la bête ?
XLVI. Il ne reste donc plus que deux combattants, la volupté et la vertu. Et je crois que Chrysippe n’eut pas grande difficulté à soutenir la lutte. Si vous suivez la volupté, bien des choses périssent, et surtout ces beaux liens qui nous unissent à nos semblables, l’amour des hommes, l’amitié, la justice et les autres vertus ; car, sans le désintéressement, ce ne sont plus là que des chimères. Lorsque nous sommes portés à remplir nos devoirs par l’attrait du plaisir, et l’appât de la récompense, ce n’est pas de la vertu, c’en est un faux-semblant et comme un plagiat. Écoutez maintenant ceux qui déclarent ne pas même comprendre ce nom de vertu, à moins que nous n’entendions par là ce qui est applaudi de la foule ; ils nous disent que la source de tous les biens est dans le corps ; que c’est là la règle, la loi, la volonté certaine de la nature ; que s’en écarter, c’est se priver du seul guide qui nous puisse diriger dans la vie. Croyez-vous donc que, lorsque j’entends toutes ces raisons et des milliers d’autres, elles ne fassent aucune impression sur mot ? Mon esprit est aussi capable d’impression que le vôtre, Lucullus ; et je vous prie de croire que je ne suis pas moins homme que vous. Toute la différence qu’il y a entre nous, c’est que vous, dès qu’une impression vous frappe, vous consentez, vous affirmez, vous vous prononcez ; ce que vous affirmez ainsi, vous le déclarez vrai, entendu, connu, certain, sans retour, sans variation, sans appel ; aucune raison ne pourra vous en détacher, ni même vous émouvoir ; tandis que moi je pense qu’il n’est rien que je puisse affirmer certainement sans m’exposer à affirmer souvent l’erreur, attendu qu’entre l’erreur et la vérité il n’est aucune distinction constante, et ce critérium proposé parla dialectique pour les reconnaître, n’est qu’une imagination sans fondement.
J’arrive maintenant à la troisième partie de la philosophie. Je vois ici un principe de certitude pour Protagoras, qui pense que pour chacun la vérité, c’est sa manière de voir les choses ; un autre pour les cyrénaïques, qui enseignent qu’à l’exception de nos émotions intérieures, nous ne devons nous fier à rien ; un autre encore pour Épicure, selon qui toute vérité est dans le témoignage des sens, dans les images des choses et dans la volupté. Platon enlève aux sens le discernement de la vérité qu’il place bien au-dessus de leur sphère et de la région des opinions, et dont il fait l’objet propre de la pensée et de l’entendement. Est-ce qu’Antiochus reçoit quelqu’un de ces principes ? Il est infidèle, même à ceux des premiers académiciens, ses maîtres. Quand l’avons nous vu suivre Xénocrate de qui nous avons sur la logique beaucoup de livres et des livres très-estimés ? Ou Aristote qui nous a laissé un chef-d’œuvre de pénétration et d’élégance ? Il ne s’écarte jamais de Chrysippe d’un seul pas.
XLVII. Pour nous, qui nous appelons académiciens, est-ce que nous abusons de ce beau titre ? Pourquoi veut-on nous forcer à penser comme des gens qui ne peuvent s’entendre ? Sur cette première règle que les dialecticiens nous donnent dans leurs éléments, et qui est relative aux jugements à porter sur le vrai et le faux dans des propositions conjonctives comme celle-ci : “S’il fait jour, il fait clair” ; que d’opinions diverses ! Diodore pense d’une façon, Philon d’une autre ; Chrysippe d’une autre encore. Chrysippe résout une foule de questions autrement que Cléanthe, son maître. Et ces deux dialecticiens, que l’on pourrait nommer les princes de leur art, Antipater et Archidémus, les plus féconds des hommes en jugements hardis et précipités, ne sont-ils pas en guerre continuelle ? Pourquoi donc, Lucullus, me faire un procès aussi terrible, et me citer en quelque façon devant le tribunal du peuple ? Par Hercule, pourquoi, comme les tribuns séditieux, voulez-vous faire fermer les boutiques ? Vous nous reprochez de supprimer d’un coup tous les travaux : à quoi tend cette accusation, si ce n’est à ameuter les artisans contre nous ? Eh bien ! que de tous côtés ils accourent, qu’ils s’assemblent ; c’est contre vous qu’il sera facile de tourner leur colère. Je leur dirai d’abord avec quel mépris vous les traitez ; je leur apprendrai que vous les regardez tous comme des exilés, des esclaves et des insensés ; puis j’en viendrai à ce genre d’attaque qui n’est pas pour faire impression sur la multitude, mais sur vous qui m’écoutez. Au nom de Zénon et d’Antiochus, je prouverai que vous ne savez rien. Comment donc ! direz-vous, nous prétendons que l’on peut connaître beaucoup de choses sans être sage. Mais vous soutenez que l’on ne peut avoir de rien au monde une science certaine sans la sagesse. Zénon exprimait tout cela par gestes. Il étendait les doigts, et montrait le revers de la main ainsi déployée, " Voilà, disait-il, la simple Représentation”. Il pliait ensuite un peu les doigts, et c’était l’Assentiment. Il fermait la main et montrait le poing, c’était l’image de la Compréhension. Et c’est de là qu’il nomme d’un nom tout-à fait nouveau, cette opération de l’esprit, κατάληψις. Il approchait ensuite la main gauche de la droite ainsi fermée, et serrait son poing de toutes ses forces, et parla, disait-il, il représentait la science, que personne ne possède si ce n’est le sage. Mais quels sont les sages d’aujourd’hui, quels sont ceux des temps passés ? Les stoiciens n’en disent rien. Ainsi donc vous ne savez pas maintenant, Catulus, que le soleil luit, ni vous, Hortensius, que nous sommes dans votre maison de campagne. Eh bien ! cette accusation-là ne vaut-elle pas l’autre ? Il est vrai qu’elle n’est ni aussi ingénieuse ni aussi éloquente. Vous me disiez aussi, que si l’on ne peut rien connaître, tous les arts périssent, et vous ne vouliez pas m’accorder que les probabilités fussent suffisantes pour guider la main d’un artiste ; et moi je soutiens mainnant que sans la science certaine il n’y a point d’arts. Zeuxis, Phidias et Polyclète se seraient-ils laissé dire qu’ils ne savaient rien, eux qui possédaient si admirablement tous les secrets de leur art ? Mais si quelqu’un leur eût appris en quoi consistait cette parfaite science dont on parlait, leur emportement serait tombé. Et je pense même qu’ils ne s’indigneraient pas contre nous, si on leur expliquait que nous leur refusons ce qui n’existe nulle part, et que nous leur laissons ce qui peut suffire à leurs travaux. Je puis invoquer encore à l’appui de notre doctrine les précautions prises par nos sages ancêtres, qui voulurent d’abord que chacun déposât en justice d’après sa propre conviction ; ensuite que l’on ne fût coupable que si l’on avait trompé sciemment ; tant la vie leur paraissait offrir de chances naturelles d’erreur ! enfin, que chacun en donnant son propre témoignage dit qu’il croyait, même en parlant de ce qu’il avait vu ; et que les juges enchaînés à la justice par serment, après avoir connu de chaque cause, ne rendissent leur arrêt qu’en ces termes : Telle chose paraît avoir été faite, et non pas : telle chose s’est faite.
XLVIII. Mais le matelot nous appelle, Lucullus, le zéphyr lui-même semble nous murmurer qu’il est temps d’entrer dans nos barques, et je crois d’ailleurs en avoir assez dit ; je termine donc ce discours. Mais si dans la suite nous renouons ces entretiens, nous ferons bien de nous occuper surtout de cette divergence si grave d’opinions entre les plus grands génies, de l’obscurité de la nature, et de l’erreur de tant de philosophes qui soutiennent sur les biens et les maux des doctrines si opposées, dont la plupart, malgré tout leur célébrité, doivent ne point supporter le regard de la vérité qui ne peut se reconnaître que dans une seule. Voilà les sujets qui méritent de nous occuper plutôt que les erreurs de la vie et des autres sens, le sorite et le sophisme du Menteur, qui sont autant de filets que les stoïciens n’ont tissés que pour s’y prendre eux-mêmes.
Je suis loin de regretter, dit alors Lucullus, que nous ayons eu cette conférence. Lorsque nous nous trouverons réunis, surtout dans nos jardins de Tusculum, nous pourrons souvent débattre ensemble ces belles questions. — Parfaitement, lui dis-je. Mais que pense Catulus ? que pense Hortensius ? — Ce que je pense, dit Catulus, je reviens à l’opinion de mon père, qu’il disait être celle de Carnéade ; je crois qu’on ne peut rien connaître ; je crois aussi que le sage donnera quelquefois son assentiment à ce qui ne lui sera pas démontré, c’est-à-dire qu’il aura recours aux opinions, mais de telle sorte qu’il comprenne bien que ce sont des opinions, et que rien au monde ne peut être saisi, ni parfaitement connu ; j’approuve sans réserve l’arrêt de tout jugement et par là je me montre un très-vif partisan de cette maxime qu’on ne peut rien connaître. — Me voilà instruit de votre opinion, lui dis-je, et j’avoue que je ne la trouve pas trop à dédaigner. Mais la vôtre, Hortensius, quelle est-elle donc ? — Je désire un plus ample informé, répondit-il en riant. — Je vous tiens alors ; car c’est le plus pur sentiment de l’Académie.
Ici finit l’entretien ; Catulus demeura ; et nous, nous descendîmes vers nos barques.