Les Mille et Un Fantômes/Chapitre 8
Le Chat, l’huissier et le squelette
L’effet produit par le récit de M. Ledru fut terrible ; nul de nous ne songea à réagir contre cette impression, pas même le docteur.
Le chevalier Lenoir, interpellé par M. Ledru, répondait par un simple signe d’adhésion ; la dame pâle, qui s’était un instant soulevée sur son canapé, était retombée au milieu de ses coussins, et n’avait donné signe d’existence que par un soupir ; le commissaire de police, qui ne voyait pas dans tout cela matière à verbaliser, ne soufflait pas le mot. — Pour mon compte, je notais tous les détails de la catastrophe dans mon esprit, afin de les retrouver, — s’il me plaisait de les raconter un jour, et, quant à Alliette et à l’abbé Moulle, l’aventure rentrait trop complètement dans leurs idées pour qu’ils essayassent de la combattre.
Au contraire, l’abbé Moulle rompit le premier le silence, et, résumant en quelque sorte l’opinion générale.
— Je crois parfaitement à ce que vous venez de nous raconter, — mon cher Ledru, dit-il ; mais comment vous expliquez-vous ce fait ? comme on dit en langage matériel.
— Je ne me l’explique pas, dit M. Ledru ; — je le raconte ; voilà tout.
— Oui, comment l’expliquez-vous ? demanda le docteur, — car enfin, quelle que soit la persistance de la vie, vous n’admettez pas qu’au bout de deux heures une tête coupée parle, regarde, agisse.
— Si je me l’étais expliqué, mon cher docteur, dit M. Ledru, je n’aurais pas fait, à la suite de cet événement, une si terrible maladie.
— Mais enfin, docteur, dit le chevalier Lenoir, comment l’expliquez-vous vous-même ? — car vous n’admettez point que Ledru vienne de nous raconter une histoire inventée à plaisir ; — sa maladie est un fait matériel aussi.
— Parbleu ! la belle affaire ! Par une hallucination. M. Ledru a cru voir, M. Ledru a cru entendre ; c’est exactement pour lui comme s’il avait vu, entendu. — Les organes qui transmettent la perception au sensorium, — c’est-à-dire au cerveau, peuvent être troublés par les circonstances qui influent sur eux ; — dans ce cas-là, ils se troublent, et, en se troublant, — transmettent des perceptions fausses : on croit entendre, on entend ; on croit voir, et on voit.
Le froid, la pluie, l’obscurité, avaient troublé les organes de M. Ledru, voilà tout. Le fou aussi voit et entend ce qu’il croit voir et entendre ; l’hallucination est une folie momentanée ; on en garde la mémoire lorsqu’elle a disparu. Voilà tout.
— Mais quand elle ne disparaît pas ? demanda l’abbé Moulle.
— Eh bien ! alors la maladie rentre dans l’ordre des maladies incurables, et l’on en meurt.
— Et avez-vous traité parfois ces sortes de maladies, docteur ?
— Non, mais j’ai connu quelques médecins les ayant traitées, et entre autres un docteur anglais qui accompagnait Walter Scott à son voyage en France.
— Lequel vous a raconté ?…
— Quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire notre hôte, quelque chose peut-être de plus extraordinaire même.
— Et que vous expliquez par le côté matériel ? demanda l’abbé Moulle.
— Naturellement.
— Et ce fait qui vous a été raconté par le docteur anglais, vous pouvez nous le raconter, à nous ?
— Sans doute.
— Ah ! racontez, docteur, racontez.
— Le faut-il ?
— Mais sans doute ! s’écria tout le monde.
— Soit. Le docteur qui accompagnait Walter-Scott en France, se nommait le docteur Sympson : c’était un des hommes les plus distingués de la Faculté d’Édimbourg, et lié, par conséquent, avec les personnes les plus considérables de la ville.
Au nombre de ces personnes était un juge au tribunal criminel dont il ne m’a pas dit le nom. — Le nom était le seul secret qu’il trouvât convenable de garder dans toute cette affaire.
Ce juge, auquel il donnait des soins habituels comme docteur, sans aucune cause apparente de dérangement dans la santé, dépérissait à vue d’œil : une sombre mélancolie s’était emparée de lui. Sa famille avait, en différentes occasions, interrogé le docteur, et le docteur, de son côté, avait interrogé son ami sans tirer autre chose de lui que des réponses vagues qui n’avaient fait qu’irriter son inquiétude en lui prouvant qu’un secret existait, mais que, ce secret, le malade ne voulait pas le dire.
Enfin, un jour le docteur Sympson insista tellement pour que son ami lui avouât qu’il était malade, que celui-ci lui prenant les mains avec un sourire triste :
— Eh bien ! oui, lui dit-il, je suis malade, et ma maladie, cher docteur, est d’autant plus incurable, qu’elle est tout entière dans mon imagination.
— Comment ! dans votre imagination ?
— Oui, je deviens fou.
— Vous devenez fou ! Et en quoi ? je vous le demande. Vous avez le regard lucide, la voix calme, — il lui prit la main — le pouls excellent.
— Et voilà justement ce qui fait la gravité de mon état, cher docteur, c’est que je le vois et que je le juge.
— Mais enfin en quoi consiste votre folie ?
— Fermez la porte, qu’on ne nous dérange pas, docteur, et je vais vous la dire.
Le docteur ferma la porte et revint s’asseoir près de son ami.
— Vous rappelez-vous, lui dit le juge, le dernier procès criminel dans lequel j’ai été appelé à prononcer un jugement ?
— Oui, sur un bandit écossais qui a été par vous condamné à être pendu, et qui l’a été.
— Justement. Eh bien ! au moment où je prononçais l’arrêt, une flamme jaillit de ses yeux, et il me montra le poing en me menaçant. Je n’y fis point attention… De pareilles menaces sont fréquentes chez les condamnés. Mais, le lendemain de l’exécution, le bourreau se présenta chez moi, me demandant humblement pardon de sa visite ; mais me déclarant qu’il avait cru devoir m’avertir d’une chose : le bandit était mort en prononçant une espèce de conjuration contre moi, et en disant que, le lendemain à six heures, heure à laquelle il avait été exécuté, j’aurais de ses nouvelles.
Je crus à quelque surprise de ses compagnons, à quelque vengeance à main armée, et, lorsque vinrent six heures, je m’enfermai dans mon cabinet, avec une paire de pistolets sur mon bureau.
Six heures sonnèrent à la pendule de ma cheminée. J’avais été préoccupé toute la journée de cette révélation de l’exécuteur. Mais le dernier coup de marteau vibra sur le bronze sans que j’entendisse rien autre chose qu’un certain ronronnement dont j’ignorais la cause. Je me retournai, et j’aperçus un gros chat noir et couleur de feu. Comment était-il entré ? c’était impossible à dire ; mes portes et mes fenêtres étaient closes. Il fallait qu’il eût été enfermé dans la chambre pendant la journée.
Je n’avais pas goûté ; je sonnai, mon domestique vint, mais il ne put entrer, puisque je m’étais enfermé en dedans ; j’allai à la porte et je l’ouvris. Alors je lui parlai du chat noir et couleur de feu ; mais nous le cherchâmes inutilement, il avait disparu.
Je ne m’en préoccupai point davantage ; la soirée se passa, la nuit vint, pais le jour, puis la journée s’écoula, puis six heures sonnèrent. Au même instant, j’entendis le même bruit derrière moi, et je vis le même chat.
Cette fois, il sauta sur mes genoux.
Je n’ai aucune antipathie pour les chats, et cependant cette familiarité me causa une impression désagréable. Je le chassai de dessus mes genoux. Mais à peine fut-il à terre, qu’il sauta de nouveau sur moi. Je le repoussai, mais aussi inutilement que la première fois. Alors, je me levai, je me promenai par la chambre, le chat me suivit pas à pas ; impatienté de cette insistance, je sonnai comme la veille, mon domestique entra. Mais le chat s’enfuit sous le lit, où nous le cherchâmes inutilement ; une fois sous le lit, il avait disparu.
Je sortis pendant la soirée. Je visitai deux ou trois amis, puis je revins à la maison, où je rentrai, grâce à un passe-partout.
Comme je n’avais point de lumière, je montai doucement l’escalier de peur de me heurter à quelque chose. En arrivant à la dernière marche, j’entendis mon domestique qui causait avec la femme de chambre de ma femme.
Mon nom prononcé fit que je prêtai attention à ce qu’il disait, et alors je l’entendis raconter toute l’aventure de la veille et du jour ; seulement il ajoutait : il faut que monsieur devienne fou, il n’y avait, pas plus de chat noir et couleur de feu dans la chambre qu’il n’y en avait dans ma main.
Ces quelques mots m’effrayèrent : ou la vision était réelle, ou elle était fausse ; si la vision était réelle, j’étais sous le poids d’un fait surnaturel ; si la vision était fausse, si je croyais voir une chose, qui n’existait pas, comme l’avait dit mon domestique, je devenais fou.
Vous devinez, mon cher ami, avec quelle impatience, mêlée de crainte, j’attendis six heures ; le lendemain, sous un prétexte de rangement, je retins mon domestique près de moi ; six heures sonnèrent tandis qu’il était là ; au dernier coup du timbre j’entendis le même bruit et je revis mon chat.
Il était assis à côté de moi.
Je demeurai un instant sans rien dire, espérant que mon domestique apercevrait l’animal et m’en parlerait le premier, mais il allait et venait dans ma chambre sans paraître rien voir.
Je saisis un moment où, dans la ligne qu’il devait parcourir pour accomplir l’ordre que j’allais lui donner, il lui fallait passer presque sur le chat.
— Mettez ma sonnette sur ma table, John, lui dis-je.
Il était à la tête de mon lit, la sonnette était sur la cheminée ; pour aller de la tête de mon lit à la cheminée, il lui fallait nécessairement marcher sur l’animal.
Il se mit en mouvement ; mais, au moment où son pied allait se poser sur lui, le chat sauta sur mes genoux.
John ne le vit pas, ou du moins ne parut pas le voir.
J’avoue qu’une sueur froide passa sur mon front, et que ces mots :
— Il faut que monsieur devienne fou, se représentèrent d’une façon terrible à ma pensée.
— John, lui dis-je, ne voyez-vous rien sur mes genoux ?
John me regarda. Puis, comme un homme qui prend une résolution :
— Si, monsieur, dit-il, je vois un chat.
— Je respirai.
Je pris, le chat, et lui dis :
— En ce cas, John, portez-le dehors, je vous prie.
Ses mains vinrent au-devant des miennes ; je lui posai l’animal sur les bras, puis, sur un signe de moi, il sortit.
J’étais un peu rassuré ; pendant dix minutes, je regardai autour de moi avec un reste d’anxiété ; mais, n’ayant aperçu aucun être vivant appartenant à une espèce animale quelconque, je résolus de voir ce que John avait fait du chat.
Je sortis donc de ma chambre dans l’intention de le lui demander, lorsqu’en mettant le pied sur le seuil de la porte du salon j’entendis un grand éclat de rire qui venait du cabinet de toilette de ma femme. Je m’approchai doucement sur la pointe du pied, et j’entendis la voix de John.
— Ma chère amie, disait-il à la femme de chambre, — Monsieur ne devient pas fou. — Non, — il l’est. — Sa folie, tu sais, c’est de voir un chat noir et couleur de feu. — Ce soir, il m’a demandé si je ne voyais pas ce chat sur ses genoux.
— Et qu’as-tu répondu ? demanda la femme de chambre.
— Pardieu ! j’ai répondu que je le voyais, dit John. Pauvre cher homme, je n’ai pas voulu le contrarier ; alors devine ce qu’il a fait.
— Comment veux-tu que je devine ?
— Eh bien ! il a pris le prétendu chat sur ses genoux, il me l’a posé sur les bras, et il m’a dit : — Emporte ! — Emporte ! — J’ai bravement emporté le chat, — et il a été satisfait.
— Mais, si tu as emporté le chat, — le chat existait donc.
— Eh non ! le chat n’existait que dans son imagination. Mais à quoi cela lui aurait-il servi, quand je lui aurais dit la vérité ? — à me faire mettre à la porte ; — ma foi non, je suis bien ici, et j’y reste. — Il me donne vingt-cinq livres par an, — pour voir un chat. Je le vois. — Qu’il m’en donne trente, et j’en verrai deux.
Je n’eus pas le courage d’en entendre davantage. Je poussai un soupir, et je rentrai dans ma chambre.
Ma chambre était vide…
Le lendemain, à six heures, comme d’habitude, mon compagnon se retrouva près de moi, et ne disparut que le lendemain au jour.
Que vous dirai-je ? mon ami, continua le malade, pendant un mois la même apparition se renouvela chaque soir, et je commençais à m’habituer à sa présence quand, le trentième jour après l’exécution, six heures sonnèrent sans que le chat parût.
Je crus en être débarrassé, je ne dormis pas de joie : toute la matinée du lendemain, je poussai, pour ainsi dire, le temps devant moi ; j’avais hâte d’arriver à l’heure fatale. De cinq heures à six heures, mes yeux ne quittèrent pas ma pendule. Je suivais la marche de l’aiguille avançant de minute en minute. Enfin, elle atteignit — le chiffre XII — le frémissement de l’horloge se fit entendre, — puis le marteau frappa le premier coup, le deuxième, le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième enfin !…
Au sixième coup, ma porte s’ouvrit, dit le malheureux juge, et je vis entrer une espèce d’huissier de la chambre, costumé comme s’il eût été au service du lord-lieutenant d’Écosse.
Ma première idée fut que le lord-lieutenant m’envoyait quelque message, et j’étendis la main vers mon inconnu. Mais il ne parut avoir fait aucune attention à mon geste, il vint se placer derrière mon fauteuil.
Je n’avais pas besoin de me retourner pour le voir : j’étais en face d’une glace, et, dans cette glace, je le voyais.
Je me levai et je marchai, il me suivit à quelques pas.
Je revins à ma table, et je sonnai.
Mon domestique parut, mais il ne vit pas plus l’huissier qu’il n’avait vu le chat.
Je le renvoyai, et je restai avec cet étrange personnage que j’eus le temps d’examiner tout à mon aise.
Il portait l’habit de cour, les cheveux en bourse, l’épée au côté, une veste brodée au tambour et son chapeau sous le bras.
À dix heures, je me couchai ; alors, comme pour passer de son côté la nuit le plus commodément possible, il s’assit dans un fauteuil, en face de mon lit.
Je tournai la tête du côté de la muraille ; mais comme il me fut impossible de m’endormir, deux au trois fois je me retournai, et deux ou trois fois, à la lumière de ma veilleuse, je le vis dans le même fauteuil.
Lui non plus ne dormait pas.
Enfin, je vis les premiers rayons du jour se glisser dans ma chambre à travers les interstices des jalousies, je me retournai une dernière fois vers mon homme : il avait disparu, le fauteuil était vide.
Jusqu’au soir, je fus débarrassé de ma vision.
Le soir, il y avait réception chez le grand commissaire de l’église ; sous prétexte de préparer mon costume de cérémonie, j’appelai mon domestique à six heures moins cinq minutes, lui ordonnant de pousser les verrous de la porte.
Il obéit.
Au dernier coup de six heures, je fixai les yeux sur la porte : la porte s’ouvrit, et mon huissier entra.
J’allai immédiatement à la porte : la porte était refermée ; les verrous semblaient n’être point sortis de leur gâche ; je me retourne, l’huissier était derrière mon fauteuil, et John allait et venait par la chambre sans paraître le moins du monde préoccupé de lui.
Il était évident qu’il ne voyait pas plus l’homme qu’il n’avait vu l’animal.
Je m’habillai.
Alors il se passa une chose singulière : plein d’attention pour moi, mon nouveau commensal aidait John dans tout ce qu’il faisait, sans que John s’aperçût qu’il fût aidé. Ainsi, John tenait mon habit par le collet, le fantôme le soutenait par les pans ; ainsi, John me présentait ma culotte par la ceinture, le fantôme la tenait par les jambes.
Je n’avais jamais eu de domestique plus officieux.
L’heure de ma sortie arriva.
Alors, au lieu de me suivre, l’huissier me précéda, se glissa par la porte de ma chambre, descendit l’escalier, se tint le chapeau sous le bras derrière John, qui ouvrait la portière de la voiture, et, quand John l’eut fermée et eut pris sa place sur la tablette de derrière, il monta sur le siège du cocher, qui se rangea à droite pour lui faire place.
À la porte du grand commissaire de l’église, la voiture s’arrêta ; John ouvrit la portière ; mais le fantôme était déjà à son poste derrière lui. À peine avais-je mis pied à terre que le fantôme s’élança devant moi, passant à travers les domestiques qui encombraient la porte d’entrée, et regardant si je le suivais.
Alors l’envie me prit de faire sur le cocher lui-même l’essai que j’avais fait sur John.
— Patrick, lui demandai-je, quel était donc l’homme qui était près de vous ?
— Quel homme, Votre Honneur ? demanda le cocher.
— L’homme qui était sur votre siège.
Patrick roula de gros yeux étonnés en regardant autour de lui.
— C’est bien, lui dis-je, je me trompais.
Et j’entrai à mon tour.
L’huissier s’était arrêté sur l’escalier, et m’attendait. Dès qu’il me vit reprendre mon chemin, il reprit le sien, entra devant moi comme pour m’annoncer dans la salle de réception ; puis, moi entré, il alla reprendre, dans l’antichambre, la place qui lui convenait.
Comme à John et comme à Patrick, le fantôme avait été invisible à tout le monde.
C’est alors que ma crainte se changea en terreur, et que je compris que véritablement, je devenais fou.
Ce fut à partir de ce soir-là que l’on s’aperçut du changement qui se faisait en moi. — Chacun me demanda quelle préoccupation me tenait, — vous comme les autres.
Je retrouvai mon fantôme dans l’antichambre. — Comme à mon arrivée, il courut devant moi à mon départ, remonta sur le siège, rentra avec moi à la maison, derrière moi, dans ma chambre, et s’assit dans le fauteuil où il s’était assis la veille.
Alors, je voulus m’assurer s’il y avait quelque chose de réel et surtout de palpable dans cette apparition. Je fis un violent effort sur moi-même, et j’allai à reculons m’asseoir dans le fauteuil.
Je ne sentis rien, mais dans la glace je le vis debout derrière moi.
Comme la veille, je me couchai, mais à une heure du matin seulement. Aussitôt que je fus dans mon lit, je le vis dans mon fauteuil.
Le lendemain au jour il disparut.
La vision dura un mois.
Au bout d’un mois, elle manqua à ses habitudes et faillit un jour.
Cette fois, je ne crus plus, comme la première, à une disparition totale, mais à quelque modification terrible, et, au lieu de jouir de mon isolement, j’attendis le lendemain avec effroi.
Le lendemain, au dernier coup de six heures, j’entendis un léger frôlement dans les rideaux de mon lit, et, au point d’intersection qu’ils formaient dans la ruelle contre la muraille, j’aperçus un squelette.
Cette fois, mon ami, vous comprenez, c’était, si je puis m’exprimer ainsi, l’image vivante de la mort.
Le squelette était là, immobile, me regardant avec ses yeux vides.
Je me levai, je fis plusieurs tours dans ma chambre ; la tête me suivait dans toutes mes évolutions. Les yeux ne m’abandonnèrent pas un instant, le corps demeurait immobile.
Cette nuit, je n’eus point le courage de me coucher. Je dormis, ou plutôt je restai les yeux fermés dans le fauteuil où se tenait d’habitude le fantôme, dont j’étais arrivé à regretter la présence.
Au jour, le squelette disparut.
J’ordonnai à John de changer mon lit de place et de croiser les rideaux.
Au dernier coup de six heures, j’entendis le même frôlement, je vis les rideaux s’agiter, puis j’aperçus les extrémités de deux mains osseuses qui écartaient les rideaux de mon lit, et, les rideaux écartés, le squelette prit dans l’ouverture la place qu’il avait occupée la veille.
Cette fois, j’eus le courage de me coucher.
La tête qui, comme la veille, m’avait suivi dans tous mes mouvements, s’inclina alors vers moi.
Les yeux qui, comme la veille, ne m’avaient pas un instant perdu de vue, se fixèrent alors sur moi.
Vous comprenez la nuit que je passai ! Eh bien ! mon cher docteur, voici vingt nuits pareilles que je passe. Maintenant, vous savez ce que j’ai, entreprendrez-vous encore de me guérir ?
— J’essayerai du moins, répondit le docteur.
— Comment cela ? voyons.
— Je suis convaincu que le fantôme que vous voyez n’existe que dans votre imagination.
— Que m’importe qu’il existe ou n’existe pas, si je le vois ?
— Vous voulez que j’essaye de le voir, moi ?
— Je ne demande pas mieux.
— Quand cela ?
— Le plus tôt possible. Demain.
— Soit, demain… jusque-là, bon courage !
Le malade sourit tristement.
Le lendemain, à sept heures du matin, le docteur entra dans la chambre de son ami.
— Eh bien ! lui demanda-t-il, le squelette ?
— Il vient de disparaître, répondit celui-ci d’une voix faible.
— Eh bien ! nous allons nous arranger de manière à ce qu’il ne revienne pas ce soir.
— Faites.
— D’abord, vous dites qu’il entre au dernier tintement de six heures ?
— Sans faute.
— Commençons par arrêter la pendule, et il fixa le balancier.
— Que voulez-vous faire ?
— Je veux vous ôter la faculté de mesurer le temps.
— Bien.
— Maintenant, nous allons maintenir les persiennes fermées, croiser les rideaux des fenêtres.
— Pourquoi cela ?
— Toujours dans le même but, afin que vous ne puissiez vous rendre aucun compte de la marche de la journée.
— Faites.
— Les persiennes furent assurées ; les rideaux tirés, on alluma des bougies.
— Tenez un déjeuner et un dîner prêt, John, dit le docteur, nous ne voulons pas être servis à heures fixées, mais seulement quand j’appellerai.
— Vous entendez, John ? dit le malade.
— Oui, monsieur.
— Puis, donnez-nous des cartes, des dés, des dominos, et laissez-nous.
Les objets demandés furent apportés par John, qui se retira.
Le docteur commença de distraire le malade de son mieux, tantôt causant, tantôt jouant avec lui ; puis, lorsqu’il eut faim, il sonna.
John, qui savait dans quel but on avait sonné, apporta le déjeuner.
Après le déjeuner, la partie commença, et fut interrompue par un nouveau coup de sonnette du docteur.
John apporta le dîner.
On mangea, on but, on prit le café, et l’on se remit à jouer. La journée paraît longue ainsi passée en tête à tête. Le docteur crut avoir mesuré le temps dans son esprit, et que l’heure fatale devait être passée.
— Eh bien ! dit-il en se levant, victoire !
— Comment ! victoire ? demanda le malade.
— Sans doute ; il doit être au moins huit ou neuf heures ; et le squelette n’est pas venu.
— Regardez à votre montre, docteur, puisque c’est la seule qui aille dans la maison, et, si l’heure est passée, ma foi, comme vous, je crierai victoire.
Le docteur regarda sa montre, mais ne dit rien.
— Vous vous étiez trompé, n’est-ce pas, docteur ? dit le malade ; il est six heures juste.
— Oui, eh bien ?
— Eh bien ! voilà le squelette qui entre.
Et le malade se rejeta en arrière avec un profond soupir.
Le docteur regarda de tous côtés.
— Où le voyez-vous donc ? demanda-t-il.
— À sa place habituelle, dans la ruelle de mon lit, entre les rideaux.
Le docteur se leva, tira le lit, passa dans la ruelle et alla prendre entre les rideaux la place que le squelette était censé occuper.
— Et maintenant, dit-il, le voyez-vous toujours ?
— Je ne vois plus le bas de son corps, attendu que le vôtre à vous me le cache, mais je vois son crâne.
— Où cela ?
— Au-dessus de votre épaule droite. C’est comme si vous aviez deux têtes, l’une vivante, l’autre morte.
Le docteur, tout incrédule qu’il était, frissonna malgré lui.
Il se retourna, mais il ne vit rien.
— Mon ami, dit-il tristement en revenant au malade, si vous avez quelques dispositions testamentaires à faire, faites-les.
Et il sortit.
Neuf jours après, John, en entrant dans la chambre de son maître, le trouva mort dans son lit.
Il y avait trois mois, jour pour jour, que le bandit avait été exécuté.