Le Robinson suisse/XXII
Le lendemain, après le déjeuner, nous préparâmes les gluaux. Pendant que les enfants étaient allés couper des baguettes dans les buissons, je fis dissoudre sur un feu doux, dans un vase de terre, de la térébenthine et du caoutchouc jusqu’à mélange complet des deux substances.
À leur retour, mes enfants m’apprirent qu’ils avaient vu plusieurs arbres tout salis d’excréments d’oiseaux ; ceci me donna lieu de penser à faire une chasse aux flambeaux en cas que la chasse de jour ne nous fournit pas une quantité suffisante de gibier.
Je ne tardai pas à entendre mes fils se plaindre à propos des gluaux : « Papa ! papa ! nos doigts sont collés ; nous ne pouvons plus les séparer les uns des autres.
— Tant mieux, leur répondis-je ; ceci prouve que ma glu est bonne. Du reste, ne vous inquiétez point trop ; lavez-vous les mains avec du sable, et la glu se détachera. »
Ils suivirent mon conseil et s’en trouvèrent bien. Puis je leur recommandai de tremper dans la glu les bâtons par paquets de douze, au lieu de les mettre un à un.
Jack monta sur le grand figuier de Falkenhorst, choisit les branches les plus fournies de fruits et inséra dans des entailles assez profondes les baguettes gluantes, qui, de cette manière, semblaient faire partie de l’arbre. Avant même qu’il fût redescendu pour chercher d’autres baguettes préparées, plusieurs pigeons se prirent à la glu et tombèrent à nos pieds. Je laissai à ma femme et au petit François le soin de ramasser et de plumer les pigeons, pendant que moi, je m’occupai de mes torches pour la chasse nocturne projetée.
Jack vint me rejoindre, apportant quelques pigeons que nous reconnûmes pour être de notre race domestique ; ils furent épargnés, et nous résolûmes de leur construire plus tard un colombier au-dessus de notre grotte.
Après le souper, à la tombée de la nuit, nous partîmes pour la chasse aux flambeaux, ayant, pour armes uniques, de longs bambous, des torches de poix et des sacs ; mes fils et surtout Fritz riaient un peu de mes préparatifs peu formidables. Nous nous rendîmes au bois de chênes à glands doux, et j’allumai mes torches ; les pigeons, qui étaient endormis en grand nombre sur les branches des arbres, furent réveillés en sursaut. Éblouis par l’éclat de cette lumière subite, ils s’agitèrent et se mirent à voler avec inquiétude dans le feuillage. Nous en fîmes tomber plus d’une centaine en secouant les branches ou en frappant sur l’herbe avec nos bâtons de bambou ; tous les pigeons pris ainsi furent enfermés dans quatre grands sacs. Quand il me sembla que nous avions du gibier en quantité suffisante, je donnai le signal du départ. Les sacs furent suspendus aux extrémités de deux perches que nous portions sur nos épaules, comme on porte un brancard ; on se relayait de temps en temps. Nous étions enveloppés de nos couvertures blanches, traînant jusqu’à terre, nous marchions lentement ; à la lueur de nos torches nous avions un air étrange et mystérieux : quelqu’un qui nous eût vus dans cet équipage aurait pu nous prendre pour des croquemorts portant en terre un criminel condamné par le redoutable tribunal vehmique.
Arrivés à Falkenhorst, pour épargner à nos pigeons, déjà à moitié étouffés, de plus longues souffrances, nous leur coupâmes le cou ; chacun alla ensuite se coucher et goûter le sommeil dont nous avions tous si grand besoin.
J’avais pensé à employer la journée du lendemain à faire la guerre à nos ennemis les singes ; mais nos pigeons nous donnèrent bien assez d’occupation, tant pour les plumer que pour les nettoyer et les mettre à la broche. Ma femme fut chargée de les ranger par couches superposées dans les tonneaux.
Le lendemain, dès l’aube, nous partîmes pour exécuter le projet de la veille. Mon intention n’était point d’user ma poudre contre les singes ; je voulais les prendre au moyen de ma glu, rendue à cet effet plus épaisse ; nous devions ensuite fondre sur eux avec nos bâtons et notre fronde à balles. Ma femme nous avait pourvus de nourriture pour deux jours. Le buffle portait nos bagages, et Jack et Ernest pardessus le marché ; moi, je montais l’âne ; Fritz était sur le dos de son onagre.
Chemin faisant, la conversation tomba naturellement sur notre fameuse expédition.
« C’est donc aujourd’hui, dis-je à mes enfants, que nous allons faire un massacre en masse de ces singes nos ennemis. J’ai laissé, à dessein, votre mère et François à la maison : ils sont trop sensibles pour pouvoir assister à des scènes affreuses de meurtre et de carnage.
fritz. — Je n’aime point les singes, et cependant je regrette d’être obligé à les exterminer.
moi. — Ce sentiment, qui part d’un bon cœur, est juste et louable, mon cher ami. Moi aussi, j’ai pitié de ces pauvres bêtes ; mais il est des circonstances où il faut, malgré soi, fermer l’oreille à la voix de la pitié. Les parents les plus tendres, les maîtres, les juges, sont forcés souvent de punir.
fritz. — Comment étouffer les sentiments de son cœur ?
moi. — Je me garderai bien, mon ami, de te dire d’étouffer les sentiments de ton cœur ; mais la raison passe avant tout ; prends garde que ta sensibilité, dégénérant en sensiblerie, ne te rende mou, indécis ; d’homme doux, tu deviendrais vite homme faible.
jack. — Les singes sont-ils bons à manger ?
moi. — Certains naturalistes prétendent que la chair du singe est un mets délicieux ; moi, je ne tiens point à m’en assurer par ma propre expérience, je crois cela sur parole.
ernest. — Et puisque nous n’avons pas l’intention de nous en nourrir, pourquoi les tuer ?
moi. — Parce qu’ils ravagent nos propriétés. Nous avons le droit de tuer les singes par la même raison que l’on tue les rats, les souris, plusieurs oiseaux de proie, et beaucoup d’autres animaux nuisibles.
friz. — L’homme est-il le maître des animaux ? peut-il les détruire quand il lui plaît ?
moi. — Non, mon enfant : ses droits ont des limites. L’homme peut tuer les animaux pour s’en nourrir, ou pour se défendre de leurs attaques, jamais pour le vain orgueil de montrer sa force, ni pour la satisfaction de ses cruels caprices.
jack. — Pour moi, j’exterminerais volontiers toute la maudite race des singes. Je brûle de me venger d’eux d’une manière éclatante quand je pense aux ravages qu’ils ont faits dans notre métairie.
moi. — En punissant, laisse-toi guider par la justice, jamais par l’aveugle vengeance. »
Nous arrivâmes dans un bois situé à environ un quart de lieue de Waldegg ; nous mîmes pied à terre, et, après avoir lié les jambes de nos montures, nous les laissâmes paître en liberté. Les chiens furent attachés à un arbre : nous craignions qu’ils ne nous trahissent en courant çà et là. Pendant que Jack et moi dressions notre tente, Fritz partit comme éclaireur à la recherche de l’ennemi. Il nous rejoignit après une demi-heure d’absence. Il n’avait pas vu de singes auprès de notre cabane, mais, ayant gravi une petite colline, il en avait aperçu une bande nombreuse dévastant la rizière. Nous voulûmes profiter de leur éloignement, et nous nous rendîmes en toute hâte à la métairie pour tendre nos pièges. L’aspect déplorable de notre cabane me fit sentir encore plus la nécessité d’exterminer sans merci les audacieux dévastateurs.
Nous avions emporté de Falkenhorst des pieux hauts de trois ou quatre pieds, attachés deux par deux avec des cordes ; nous avions pris aussi des morceaux de noix de coco et des écuelles de courge. Je fichai les pieux en terre et formai une sorte de haie ou de labyrinthe autour de la métairie ; en avant des pieux furent tendues de longues et solides ficelles, en sorte qu’il était difficile d’arriver à la porte de la métairie sans toucher aux pieux et aux cordes. De distance en distance, je posai pour servir d’appâts les écales de noix de coco et les calebasses remplies de maïs, de vin de palmier, de riz, toutes choses dont les singes sont très-friands. Fritz plaça sur le toit et le long des parois extérieures de la cabane des branches d’acacia épineux, auxquelles j’avais attaché des pommes de pin pinier. Pieux, cordes, noix de coco, calebasses, courges, branches d’acacia, pommes de pin, furent enduits avec soin d’une épaisse couche de glu ; j’en étendis même sur le toit et sur les bancs. Mes fils garnirent de pièges les arbres voisins ; je recommandai à Jack, qui, dans ce dessein, était monté dans un jeune palmier, d’en presser le sommet pour nous procurer un vin rafraîchissant. Jack s’y prit avec beaucoup d’adresse : après nous avoir envoyé la couronne de palmier, coupée à coups de hache, il nous lança une longue ficelle à laquelle nous attachâmes les gluaux dont il lui eût été impossible de se charger.
Malgré toute notre promptitude à faire nos préparatifs, une grande partie de la journée s’était déjà écoulée. Le soleil indiquait trois heures ; les singes, au lieu de prendre le chemin de la cabane, continuaient à ravager la rizière ; il y avait peu d’apparence qu’ils en sortissent ce jour-là. Nous nous retirâmes sous notre tente ; Ernest fut chargé de nous préparer à souper et s’acquitta parfaitement de ce serin. Il avait une certaine vocation à être maître d’hôtel ou cuisinier en chef : il nous servit de bons morceaux de viande salée cuite par lui, des noix de coco, du chou palmiste et quelques fruits. Nous étant ensuite enveloppés dans nos couvertures, nous dormîmes sous la protection de nos chiens, placés en sentinelle à l’entrée de la tente.
Le lendemain, dès l’aurore, un bruit lointain, des cris confus, nous avertirent qu’il se passait quelque chose de nouveau du côté de Waldegg, où nous nous rendîmes avec précaution, armés de solides et longs gourdins et tenant nos chiens en laisse. Nous étions divisés en deux colonnes imposantes par le nombre : l’une, formée par Jack et moi, suivait la rizière ; l’autre, formée par Fritz et Ernest, obliquait à gauche et s’avançait plus lentement que nous, comme un corps de réserve et une arrière-garde. Les singes ne tardèrent pas à paraître. Ils descendirent des palmiers voisins de la ferme ; après s’être arrêtés avec méfiance, nous les vîmes prendre résolument leur parti : ils s’élancèrent dans la direction de nos appâts. Les uns se tenaient droits, les autres arpentaient le terrain à quatre pattes ; ceux-là faisaient culbutes, gambades, gesticulations bizarres, avec accompagnement de force grimaces ; ceux-ci coupaient le chemin à leurs compagnons, les renversaient et prenaient les devants. Enfin… ô moment désiré !… ils se ruèrent tous pêle-mêle comme des gloutons dans le labyrinthe inextricable de nos pieux, de nos cordes, de nos branches, et jusque sur le toit. Alors commença une des scènes les plus comiques et les plus tristes qu’on puisse imaginer. Les pillards trébuchaient à chaque instant, et plus ils faisaient d’efforts pour se débarrasser des cordes et des pieux, plus ils s’empêtraient dans la glu ; l’un avait une calebasse collée sur le dos ; l’autre un bâton qui, arraché à grand’peine de sa jambe, restait accroché à sa main avec une ténacité désespérante ; voulaient-ils se prêter un mutuel secours, ils s’arrachaient poil et cuir. Ils ne tardèrent point à se mordre entre eux avec fureur et désespoir. Les plus malheureux étaient ceux qui avaient touché aux rameaux épineux d’acacia ou qui avaient plongé leur tête et leurs mains dans les calebasses, les courges et les écales de noix de coco garnies de glu sur les bords. Nous ne devions pas prolonger les souffrances de nos ennemis dans l’intention de nous divertir : dès que je les vis suffisamment pris au piège, je lâchai contre eux nos chiens, qui les mordirent, les blessèrent et en étranglèrent une vingtaine ; nous en tuâmes nous-mêmes une trentaine d’autres à coups de bâton.
Le sol, jonché de leurs cadavres sanglants, présenta l’aspect d’un horrible champ de bataille ; aux aboiements des chiens, aux cris plaintifs des victimes expirantes, à leurs grincements de dents, succéda un silence de mort qui nous fit frissonner malgré nous. Mes fils jetèrent avec dégoût leurs bâtons et détournèrent les yeux de cet affreux spectacle.
« Oh ! mon père, s’écria Fritz, je ne veux plus recommencer un pareil massacre : c’est trop cruel ; le courage me manquerait.
jack. — À chaque singe que j’abattais, je me figurais presque tuer un homme. Et il peut y avoir des gens qui assassinent de sang-froid leurs semblables !
moi. — Allons, mes amis, il faut maintenant nettoyer les chiens, enlever les singes morts, détruire nos pièges, réparer notre cabane, rassembler nos moutons et nos poules dispersés. »
Nous commençâmes par traîner les singes du côté du ruisseau ; après avoir jeté leurs corps dans un ravin assez profond, nous les couvrîmes d’une couche de sable. La cabane fut ensuite lavée avec soin.
Au moment où nous en sortions, nous entendîmes le bruit trois fois répété d’un objet tombant, d’une assez grande élévation, sur le sol ; après quelques minutes de recherche, nous trouvâmes trois beaux oiseaux qui s’étaient pris dans un arbre voisin aux pièges tendus pour les singes. Leurs ailes avaient pu les soutenir assez pour les empêcher de se blesser dans la chute. Je m’empressai de leur ôter leurs entraves et je leur entourai les pattes et les ailes pour les mettre hors d’état de s’envoler. À la courbure particulière de leur bec, à la forme générale de leur corps, je pensai qu’ils appartenaient au genre pigeon, ce qui me fit d’autant plus de plaisir que déjà je me réjouissais de m’en servir pour peupler mon colombier projeté depuis plusieurs mois. Fritz ne partageait pas mon opinion à leur égard ; il les trouvait trop grands et trop gros pour être des pigeons : « Jamais, me dit-il, je n’ai vu des pigeons de cette taille ni d’un plumage aussi varié ; et puis cette huppe ?
moi. — Je suis presque sûr que cet oiseau à huppe est le pigeon géant des îles Moluques. Certains naturalistes l’avaient rangé autrefois parmi les faisans.
ernest. — Et cet autre aux plumes dorées et brillantes ! Oh ! mais je crois qu’il a mangé des cailloux. Je sens dans son gosier des corps fort durs.
jack. — Des cailloux ! tu veux te moquer de nous. C’est plutôt du maïs qu’il aura mangé. Tiens, tu lui as fait sortir une noix du bec en lui serrant le cou.
moi. — Voyons ; si je ne me trompe, c’est une noix muscade ; d’où vous pouvez conclure que ce pigeon est le pigeon ordinaire des Moluques, grand amateur de muscade et qui en plante dans le désert autant qu’il en mange.
fritz. — Voilà qui me semble très-extraordinaire. Comment peut-il planter les muscades qu’il a mangées ?
moi. — Il ne mange que le brou de la noix, et rejette avec sa fiente, partout où il se trouve, la noix proprement dite, qui ne tarde pas à prendre racine là où elle tombe. L’écorce de la muscade, sorte de peau ou de tissu filamenteux de couleur jaune, est ce qu’on appelle macis ou vulgairement fleur de muscade.
ernest. — Comment ferons-nous donc pour nourrir ces pigeons, si nous les gardons ? Faudra-t-il, à grand’peine, aller leur chercher des noix muscades ? Quel avantage retirerons-nous de cette découverte ?
moi. — C’est quelque chose déjà que de savoir que notre île produit des muscadiers.
ernest. — Ma foi, j’aime mieux les pommes de terre.
moi. — Tu as raison : les pommes de terre sont pour nous infiniment plus précieuses que les muscades, dans les conditions où nous sommes ; mais, si nous retournons dans la société des hommes, tu verras que les muscades ont bien aussi leur valeur. Sache que si jamais un navire abordait sur les côtes de notre île, quelques centaines de ces noix suffiraient pour payer notre traversée.
ernest. — Et notre troisième prisonnier ! quelles belles couleurs noire et blanche à la tête et à la gorge ! quels reflets de vert, de rouge, de pourpre et de jaune sur le dos !
moi. — À ses couleurs variées et brillantes, je le reconnais pour être le pigeon des îles Nicobar.
ernest. — Où donc se trouve ce pays ?
moi. — À l’ouest de la presqu’île de Malacca, et au nord de Sumatra.
fritz. — Je regrette bien que nous n’ayons point pris une ou deux des compagnes de ce pigeon, car, seuls, ils ne pourront guère s’accoutumer au colombier.
moi. — Sois tranquille ; s’ils se trouvent bien avec nous, ils ne tarderont pas à attirer leurs compagnes.
jack. — À moins qu’il ne leur semble préférable d’aller les rejoindre dans les bois.
moi. — Nous tâcherons de leur en ôter l’envie et le pouvoir dès notre retour à Zeltheim. Maintenant hâtons-nous de profiter des trois ou quatre heures de jour qui nous restent encore pour nous mettre en mesure d’arriver au logis avant la nuit. »
L’un de mes enfants rassembla les poules ; Jack, chargé de nous cueillir quelques fruits, prit sur une espèce de palmier une noix que je crus reconnaître pour être l’areca noix que donne l’areca oleacea ou chou palmiste proprement dit ; les Orientaux font entrer cette noix dans la composition du bétel, sorte de pâte qu’ils mâchent continuellement. Nous ramassâmes un peu de riz, et, à la tombée de la nuit, je donnai le signal de se mettre en route.