Le Robinson suisse/XVI
Je ne saurais comment exprimer la joie que nous éprouvâmes quand les vents cessèrent, et que le soleil, perçant les nuages, éclaira de ses brillants rayons cette terre si longtemps triste et désolée ; nous sortîmes de notre sombre réduit pour aller respirer l’air embaumé. On aurait dit qu’une vie nouvelle animait cette nature rajeunie ; le printemps couvrait les arbres de fleurs ; sous le vert feuillage chantaient les oiseaux. Aurions-nous pu penser encore aux dures privations de l’hiver, quand nos yeux étaient ravis, quand nos cœurs débordaient de reconnaissance envers ce Dieu infiniment bon qui nous protégeait ? Le premier dimanche que nous consacrâmes au Seigneur eut un caractère tout particulier de recueillement et de piété. Jamais nous n’avions éprouvé une si douce émotion depuis nôtre naufrage. Si la Providence avait décidé de nous laisser dans notre île, nous nous soumettions à ses desseins ; je me bornai à faire intérieurement quelques vœux de plus pour le bonheur de mes chers enfants.
Il fallut d’abord nettoyer notre château aérien, que la pluie et le vent avaient inondé et rempli de feuilles ; quelques jours après nous pâmes y transporter nos matelas nos couvertures, enfin les choses nécessaires à notre ménage, et nous l’habitâmes de nouveau.
Ma femme s’occupa de sa filature, et, à sa prière, pendant que mes fils conduisaient paître les bestiaux, je lui fis avec des pierres larges et minces une sorte de four où nos paquets de lin séchèrent parfaitement ; je l’aidai ensuite à le teiller, à le carder ; nous obtînmes de longues quenouilles d’un lin très-doux, très-flexible et prêt à être filé. Ma femme était remplie de joie. Elle voulut, sans tarder, un rouet bien commode, bien solide et un dévidoir. Dès qu’elle eut l’un et l’autre, elle resta à filer du matin jusqu’au soir, ne se permettant pas la moindre promenade, ne quittant son ouvrage qu’avec peine pour nous préparer à manger. Elle n’était jamais si contente que quand nous la laissions seule avec le petit François, qui dévidait pour sa mère. Elle désirait même faire filer ses autres enfants, mais ils ne montrèrent point de goût pour cet ouvrage de femme, à l’exception d’Ernest, pourtant, qui préférait la quenouille à des travaux plus pénibles. Nous avions un si grand besoin de linge et de vêtements, que je lui permis d’aider sa mère, bien résolu de l’emmener avec nous dès qu’il y aurait une quantité suffisante de fil.
Nous commençâmes nos courses par Zeltheim. L’hiver avait fait de ce côté plus de ravages qu’à Falkenhorst : la tente était enlevée, toutes les toiles qui servaient de couvertures déchirées, les provisions en grande partie avariées. Heureusement que la pinasse n’avait point souffert. Elle était restée immobile et ferme sur ses quatre ancres dans la baie du Salut, tandis que le bateau de cuves, amarré plus près du rivage, était disloqué et incapable d’endurer de nouveau la mer.
Ayant ouvert les caisses, je mis au soleil tout ce qui me sembla n’être pas encore complètement perdu. Des trois barils de poudre à canon laissés sous la tente, deux étaient disjoints et à moitié pleins d’eau : il fallut jeter leur contenu ; le troisième n’était point si gravement avarié. Cette perte m’affligea plus que celle de beaucoup d’autres objets, et me fît comprendre encore mieux la nécessité d’avoir un lieu sûr pour abriter nos richesses. J’espérais peu y réussir, malgré les plans et les conseils de Fritz. Robinson Crusoé trouva, lui, une grotte spacieuse qu’il n’eut besoin que d’arranger et d’approprier à son usage ; tandis que nos rochers n’offraient dans toute leur longueur que des anfractuosités à peine visibles et étaient formés d’une pierre à grain très-dur. Je calculai qu’il nous faudrait, avec nos forces bornées, au moins trois ou quatre ans pour tailler une grotte capable de nous loger commodément avec nos bestiaux. Que de difficultés ! Je résolus cependant de faire un essai, ne fût-ce que pour avoir un endroit où nous pourrions mettre en sûreté notre poudre, le plus précieux de tous nos trésors.
Un jour donc je partis de Falkenhorst de grand matin avec mes deux courageux travailleurs Fritz et Jack, laissant à la maison ma femme, Ernest et François. Dans la charrette nous avions mis des pieux, des barres de fer, des marteaux, des ciseaux, etc. Je choisis une place où le rocher était presque perpendiculaire, très-élevé, et d’où la vue s’étendait au loin, sur la baie du Salut, sur la rivière du Chacal et sur les bois de palmiers ; je traçai avec du charbon le contour de l’ouverture que nous voulions faire, et nous nous mîmes à l’œuvre. Le premier jour, après un travail qui nous avait extrêmement fatigués, la sueur au visage, les mains déjà pleines d’ampoules, nous mesurâmes la profondeur de l’excavation faite avec tant de peine ; c’était si peu de chose, que, presque découragés, nous fûmes sur le point de renoncer à notre métier de carriers. Cependant nous persistâmes : nous avions remarqué que la pierre devenait si friable à un pied de profondeur environ, qu’elle se détachait avec la pelle, comme le limon desséché. Je conclus donc que la couche extérieure n’avait été rendue si dure que par l’action du soleil et de la pluie.
Après une quinzaine de jours d’un travail continuel, nous avions fait un trou profond de sept pieds sur huit de haut. Fritz enlevait les décombres dans sa brouette ; moi, je travaillais la voûte ; Jack creusait dans la partie inférieure. Je l’entendis tout à coup s’écrier :
« Papa ! papa ! Fritz ! j’ai percé ! j’ai percé !
moi. — Et qu’as-tu donc percé ? ta main, ton pied, ou la montagne ?
jack. — La montagne. J’ai percé ! j’ai percé !
fritz. — Tu as percé la montagne ? vraiment ? pourquoi pas le globe terrestre ? Eh bien, mon ami, comme nous sommes aux antipodes de l’Europe, il n’y a qu’à se laisser glisser par ce trou pour se rendre directement dans notre pays.
jack. — Comme tu es spirituel, mon cher Fritz ! donne-toi la peine de regarder toi-même, et tu m’expliqueras comment cette barre de fer s’enfonce ainsi, sans rencontrer de résistance.
fritz. — Mais tu as raison ! Voyez vous-même, papa, si Jack ne se trompe pas. »
J’approchai à mon tour, et, prenant la barre de fer dont se servait Jack, j’eus bientôt agrandi le trou au point qu’un de mes fils aurait pu y passer facilement. Je vis que les morceaux de pierre détachés par moi tombaient en dedans et pus juger par l’intensité du bruit de leur chute que la cavité ne devait point s’abaisser beaucoup au-dessous de nos pieds. Jack et Fritz offrirent de pénétrer dans la caverne ; mais, loin de vouloir le leur permettre, je les écartai du trou, car déjà des vapeurs méphitiques s’en exhalaient et commençaient à me donner le vertige. « Éloignez-vous, dis-je à mes enfants ; gardez-vous même d’avancer la tête dans ce trou ; vous tomberiez morts sur-le-champ !
jack. — Comment donc, papa ? avez-vous vu là dedans des lions, des tigres, des serpents ? avec mon fusil je ne les crains point.
moi. — Non, mon ami, il n’y a là ni lion, ni tigre, ni serpent, mais l’air qui sort par cette ouverture est empoisonné ; nul être vivant ne pourrait le respirer sans être asphyxié à l’instant.
fritz. — Et comment donc l’air se corrompt-il ?
moi. — De plusieurs manières : quand il se charge de matières nuisibles, quand il ne se renouvelle pas assez souvent, quand il devient lourd et pesant.
jack. — Et comment reconnaître le mauvais air ?
moi. — D’abord, à la difficulté excessive qu’on éprouve à le respirer.
jack. — Eh bien, il faut se sauver quand on éprouve cette difficulté.
moi. — Oui ; mais on ne le peut pas toujours : le vertige nous tourne la tête ; les poumons s’embarrassent et cessent de fonctionner ; l’on tombe sans mouvement, et l’on meurt, à moins de secours prompts et intelligents.
fritz. — En quoi consistent les secours à donner ?
moi. — On transporte la personne malade dans un air pur ; on lui jette de l’eau fraîche sur le corps pour réveiller la sensibilité nerveuse ; puis on la frictionne avec un linge chaud ; on lui souffle de l’air frais dans les poumons soit avec la bouche, soit avec un tube ; enfin on lui donne des lavements où il entre une légère dissolution de tabac.
jack. — Qui vous fait croire, papa, que l’air de cette grotte est vicié ?
moi. — C’est que cet air, étant séparé de l’air atmosphérique, doit avoir perdu toute son élasticité et manquer d’oxygène, c’est-à-dire, d’un gaz sans lequel nous ne pouvons vivre. Du reste, voici un moyen bien simple de nous assurer que l’air de la grotte est méphitique : introduisons-y du feu ; le feu ne brûle pas dans l’air méphitique, ou ne s’allume qu’à la longue, après l’avoir purifié. jack. — Ce n’est que cela ? à l’œuvre donc ! et quand la flamme pétillera, nous ferons un grand trou et nous entrerons tous trois dans la grotte. »
Ils coururent ramasser quelques brassées d’herbes sèches et en firent des paquets que je jetai tout allumés dans le trou ; mais, selon ma prévision, ces herbes s’éteignirent à l’entrée même, tant l’air était corrompu ; je vis alors qu’il fallait recourir à un autre expédient. Fritz courut chercher dans la tente une boîte où se trouvaient plusieurs pièces d’artifices, embarquées sur notre navire pour faire des signaux ; je jetai des fusées et des grenades les unes après les autres dans la caverne ; ces pièces d’artifices éclatèrent avec un bruit épouvantable et envoyèrent hors de l’antre ténébreux une épaisse colonne de fumée, qui avec elle entraîna le mauvais air.
Après avoir attaqué ainsi à outrance, pendant une heure, les esprits ténébreux de la caverne, je tentai une seconde épreuve avec du foin allumé ; et, comme le foin brûla en jetant une flamme très-claire, j’en conclus qu’il n’y avait plus à craindre le danger d’être asphyxiés ; mais cette grotte pouvait renfermer dans ses profondeurs quelque abîme profond, plein d’eau ; il fallait donc nous procurer d’abord de la lumière, pour éclairer notre route. Jack détela le buffle, monta dessus et se rendit en toute hâte à Falkenhorst, pour apprendre à sa mère et à ses frères notre découverte et leur demander une douzaine de nos gros cierges. J’avais préféré envoyer Jack plutôt que Fritz : comme Jack était doué d’une imagination très-vive et d’une sorte d’éloquence entraînante, je pensai qu’il déciderait ma femme à nous rejoindre avec ses deux fils, pour voir la grotte qu’il leur décrirait comme merveilleuse.
En son absence, Fritz et moi, nous agrandîmes l’ouverture de la grotte et nous en retirâmes les décombres, afin que ma femme pût passer facilement. Nous travaillions ainsi depuis trois ou quatre heures, quand nous la vîmes arriver sur notre ancien traîneau, auquel Jack avait attelé son buffle. François était sur les genoux de sa mère, et Ernest assis à côté d’elle. Jack, se faisant de ses deux mains une sorte de cornet, soufflait une joyeuse fanfare, comme dans un cor de chasse.
Je donnai à chacun un des flambeaux allumés, une bougie de réserve et un briquet ; nous fîmes solennellement notre entrée dans la grotte… J’ouvrais la marche ; après moi venaient mes trois fils aînés, puis ma femme avec François. D’abord nous ne pûmes nous défendre d’un certain sentiment de terreur, qui fit bientôt place à l’étonnement et à l’admiration : comme si, tout à coup, eut éclaté un immense incendie dans la grotte, nous vîmes étinceler et resplendir les parois du rocher, qui semblaient couvertes des plus beaux diamants ; des cristaux de toute grosseur et des formes les plus gracieuses pendaient à la voûte, se joignaient, s’entrelaçaient ; on aurait dit des fûts de colonnes, les bases et les entablements d’un temple. Étions-nous donc dans le palais enchanté d’une fée ? Mes enfants et ma femme l’auraient cru volontiers ; pour moi, j’avais déjà eu l’occasion de voir des stalactites dans plusieurs cavernes d’Europe, et j’avais lu la description de la célèbre grotte d’Antiparos ; je compris que, sans doute, cette grotte était un amas de sel gemme ; je brisai un des cristaux suspendus au-dessus de ma tête : son goût salé me prouva que mes conjectures étaient justes. Quelle ressource immense pour nous et pour notre bétail ! nous ne serions plus obligés maintenant d’aller ramasser du sel à la mer ; mais surtout quel bonheur d’avoir trouvé une si magnifique et si vaste habitation !
Ma femme nous félicitait sur notre heureuse chance d’avoir creusé juste à l’endroit convenable ; le petit François assurait, à voix basse, que certainement nous étions dans le palais d’une bonne fée, toute disposée à le combler, ainsi que ses frères, des plus beaux présents, s’ils étaient sages et obéissants. Jack lui répliqua : « N’entends-tu pas papa qui nous dit que tous ces prétendus diamants ne sont que des cristaux de sel ? Mon cher petit, crois-le bien : il n’y a pas d’autre fée que le bon Dieu. » François se tut, mais en secouant sa jolie tête blonde d’un air d’incrédulité ; il tenait au palais de fées, et je comprends l’extrême surprise de cet enfant. L’imagination pouvait se représenter dans la grotte mille formes fantastiques et bizarres : ici des clochers d’église, des portiques sans fin ; plus loin des trônes assez grands pour asseoir des géants ; des figures singulières et monstrueuses d’animaux et d’hommes ; des monceaux de diamants.
Nous serions restés volontiers plusieurs heures à contempler cette grotte merveilleuse ; mais déjà nos premiers cierges étaient consumés, et je m’aperçus qu’il se détachait, de temps à autre, des fragments de la voûte, fortement ébranlée par les éclats de pièces d’artifice ; nous crûmes donc prudent de sortir. Vous pensez bien que, le reste du jour, il ne fut question que de la grotte. Non-seulement nous avions un logement, il s’agissait d’en tirer le meilleur parti possible. Que de plans ! que de projets ! que d’avis ! Fritz et Jack voulurent quitter le jour même Falkenhorst et venir s’établir dans la grotte ; les têtes plus sages décidèrent que, pour cette année, Falkenhorst continuerait à être notre résidence d’été. Nous y retournions donc chaque soir ; mais la plus grande partie du jour se passait à Zeltheim, où nous nous occupions sans relâche de préparer notre demeure pour l’hiver. On n’allait à Falkenhorst que pour soigner le bétail et se reposer un peu de la fatigue et de la chaleur du jour.