Le Robinson suisse/XIII
Ma femme me raconta les travaux exécutés par elle et ses enfants. D’abord ils avaient abattu, non sans peine, le palmier sur lequel Ernest était monté la veille pour couper le chou dont j’ai parlé. Maintenant cet arbre gisait étendu sur le sol, couvrant un espace long de plus de soixante-dix pieds ; ils avaient eu ensuite à défendre la cabane contre une troupe de singes qui l’avaient envahie pour la piller. Fritz avait déniché dans un creux de rocher un jeune aigle de Malabar, remarquable par sa petite taille[1] et par ses plumes noires, blanches et couleur marron ; il désirait le dresser à la chasse, comme un faucon, en le domptant par la faim.
Ce récit achevé, ma femme renouvela ses plaintes au sujet des bêtes vivantes que nous lui amenions, et qu’elle craignait de voir devenir à charge à la colonie. Je lui fis remarquer que le buffle remplacerait l’âne, et je profitai de l’occasion pour proclamer comme loi invariable que quiconque voudrait avoir une bête à apprivoiser l’entretiendrait convenablement.
« Il serait cruel, dis-je à mes enfants, d’ôter la liberté à un animal pour en faire un malheureux esclave, un souffre-douleur ; il faut, au contraire, le dédommager de ce qu’il a perdu par une bonne nourriture, par des soins affectueux ; sans cela, je vous priverai du droit d’en avoir. »
Cette menace leur parut terrible : nous sommes tellement faits pour la société, qu’à défaut de nos semblables nous nous attachons aux animaux. Ma femme voulut bien promettre de prendre soin de nos bêtes quand nous serions occupés à des travaux sérieux.
On alluma un bon feu où l’on mit à dessein beaucoup de bois vert qui nous donna une fumée épaisse ; au-dessus de cette fumée furent suspendus les morceaux de buffle salés, que je voulais conserver. Le buffletin commença à brouter l’herbe des environs ; on lui fit boire du lait de notre vache, ainsi qu’au petit chacal.
Au souper, nous mangeâmes avec beaucoup d’appétit, et Jack sut très-bien, par ses réponses spirituelles, imposer silence à ses frères, qui se moquaient de lui à propos de son combat avec les buffles et des bottes qu’il voulait se faire avec la peau des quatre pieds de la femelle buffle que nous avions tuée. Nous dormîmes très-bien toute cette nuit-là ; et quand, le matin venu, je parlai du départ, chacun me demanda à prolonger notre séjour dans ces lieux.
« Mon ami, me dit ma femme, tu sais que nous avons abattu un de ces beaux palmiers qui, selon Ernest, contiennent une moelle délicieuse ; ne veux-tu pas que nous en tirions quelque parti ?
moi. — Eh bien, soit. Il nous faudra fendre ce palmier dans toute sa longueur ; outre la moelle, il nous fournira deux grands conduits fort commodes pour amener l’eau de la rivière du Chacal dans notre jardin potager de Zeltheim, et, de là, dans nos nouvelles plantations d’arbres.
fritz. — Je ferai aussi un conduit du même genre pour amener l’eau dans mon bassin d’écaille de Falkenhorst.
ernest. — Moi, je vais être très-content de voir préparer le sagou. Pourrez-vous, mon père, le réduire en petits grains, comme celui que l’on vend en Europe ?
moi. — Oui, je le peux, si vous m’aidez. Il ne s’agit de rien moins, messieurs, que d’établir une fabrique de vermicelle et de macaroni.
le petit françois. — Oh ! des macaroni ! c’est si bon ! Je veux vous aider à en faire.
moi. — Et tu m’aideras encore bien mieux à les manger, petit gourmand ! Je n’ose pas assurer qu’ils seront aussi bons que ceux de Gênes et de Naples. D’abord faisons de la pâte avec cette moelle. N’y a-t-il pas ici une de nos râpes à cassave ?
ernest. — Oui, papa, et je vais vous la chercher.
moi. — Je ne suis pas très-pressé d’avoir la râpe, il me faut d’abord des coins de bois pour tenir la fente de l’arbre ouverte, et une bonne quantité d’eau.
la mère. — Voilà le plus difficile ; car la rivière est loin et nous ne connaissons point de source dans le voisinage.
ernest. — Heureusement que j’ai vu près d’ici une de ces plantes qui portent de l’eau ; il ne me manque que les vases.
Je donnai à mon fils quelques-uns des morceaux de roseaux que j’avais sciés de jointure en jointure pour en faire des vases, à la manière des sauvages, et il partit avec François. Nous nous mîmes, de notre côté, courageusement à l’œuvre, et bientôt le palmier fut fendu dans toute sa longueur ; nous pressâmes la moelle avec nos mains, et, quand Ernest revint avec son eau, nous pûmes, sans délai, préparer notre farine ; la râpe nous servit de tamis : par les petits trous passaient les petits morceaux farineux, tandis que les morceaux un peu plus gros restaient au-dessus. Ma femme étendit la farine au soleil sur des toiles à voiles. J’obtins une sorte de vermicelle en pressant plus fortement la pâte séchée contre les trous de la râpe, d’où elle sortit en tuyaux assez longs. Ma femme nous promit d’y ajouter du fromage de Hollande ; nous eûmes ainsi de vrai macaroni. Nous ne voulûmes pas, cette fois, prendre une trop grande provision de cette nourriture saine et agréable, parce que nous pouvions nous en procurer autant que nous en voudrions en abattant des palmiers. Le détritus de la farine fut jeté à terre et arrosé soigneusement, pour que la fermentation y fît naître des larves et des champignons.
Tous nos ustensiles et les deux moitiés d’arbre furent chargés sur le char, auquel nous attelâmes le buffletin à côté de la vache, et nous nous mîmes en route ; en plusieurs endroits Fritz et Jack, marchant en avant-garde, nous frayèrent un chemin à coups de hache à travers les broussailles. Comme nous passions par les mêmes endroits qu’en allant, nous pûmes ramasser nos baies de cire, que nous avions laissée au pied des arbres. Nous étions arrivés au bois de goyaviers, quand nos deux chiens se mirent à aboyer avec fureur ; je m’approchais d’eux, le fusil armé, déjà prêt à tirer, quand Jack m’arrêta en riant : il venait de découvrir dans un fourré notre truie, que les chiens tenaient en arrêt. Nous avançâmes sans crainte, et notre joie fut très-grande quand nous vîmes autour d’elle sept marcassins qui ne devaient avoir que quelques jours d’existence, et qui tétaient leur mère à qui mieux mieux. Sans être effrayée à notre aspect, elle continua tranquillement à lécher ses petits. Mes enfants lui donnèrent des glands doux et des morceaux de pain de cassave. Nous nous consultâmes ensuite pour savoir ce qu’il fallait faire de la laie. Fritz voulait qu’on la laissât là, dans l’espérance que ses petits, devenant sauvages comme de vrais sangliers, lui fourniraient plus tard l’occasion de tirer quelques bons coups de fusil sur eux. Ma femme désirait qu’on en gardât au moins deux à la maison et qu’on tuât plus tard la mère, qui s’échappait toujours ; de cette manière on aurait de la viande salée pour longtemps. Ce dernier avis fut jugé le meilleur et adopté à l’unanimité.
Après deux heures de marche nous arrivâmes, sans autre aventure, à Falkenhorst, où tout était en bon ordre, et où notre volaille nous fit un accueil amical. Le buffle, le chacal et l’aigle furent attachés chacun à part ; ce dernier à côté du perroquet, sur une des branches de notre figuier. Fritz commit l’imprudence de débander les yeux de l’oiseau carnassier, qui, à l’instant même, se précipita sur le perroquet et le mit en pièces avant que nous ayons eu le temps d’intervenir. Mon fils aîné était furieux et voulait tuer le meurtrier.
Ernest accourut demander la grâce du coupable. « Je te retrouverai bien un perroquet, lui dit-il, mais crois-tu qu’un oiseau comme ton aigle soit très-commun ? Laisse-le vivre ; donne-le-moi à élever, tu verras comme je saurai vite le rendre docile et obéissant.
fritz. — Te donner mon aigle ! non, non ! je l’élèverai aussi bien que tu pourrais le faire, pourvu que tu veuilles seulement m’apprendre la manière de l’apprivoiser. »
Ernest allait dire non. Je pris la parole à mon tour : « Mes enfants, laissez-moi vous raconter un petit apologue. Un chien était couché sur une botte de paille qu’il regardait comme lui appartenant, quand, d’aventure, arrivèrent un âne et un bœuf ; ils prièrent messire chien de leur laisser manger la paille que lui-même ne pouvait prendre pour nourriture, et comme il refusait avec colère : « Jaloux, mange la botte, lui dit le bœuf, ou laisse-nous la manger. » Le chien ne répondit que par un redoublement de fureur, et força le bœuf de s’en aller. Eh bien, Fritz, n’agis-tu pas comme le chien ? Tu ne sais de quelle manière apprivoiser ton aigle, et tu ne veux point le donner à ton frère, qui te promet de le dresser. Tu devrais, au moins, lui offrir quelque chose qui le décidât à te dire son secret, à moins que, par un bon mouvement de générosité, il ne consente à te l’apprendre pour rien.
fritz. — Je vous remercie de votre avis, mon père : Je lui donne mon singe, mais je garde l’aigle, qui est plus noble, plus héroïque. Veux-tu, Ernest, m’apprendre à l’apprivoiser ?
ernest. — Allons, soit ! et je te déclare, dès maintenant, chevalier de l’Aigle. Puissé-je un jour avoir à célébrer, en vers et en prose, tes prouesses et les siennes ! J’ai lu, en quelque endroit, que les Caraïbes soufflent de la fumée de tabac dans le bec des oiseaux de proie et des perroquets. Cette sorte d’ivresse les fait tomber étourdis et sans connaissance, et quand elle est passée ils ne sont plus farouches.
fritz. — Et voilà ton fameux secret ! c’était bien la peine d’être si fier ! Ce secret ne vaut pas mon singe, n’est-ce pas, mon père ?
moi. — Et pourquoi ? ta promesse est faite ; il faut la tenir, si le conseil est bon ; s’il est mauvais, Ernest ne te demandera rien. Je sais que par ce même moyen on étourdit les abeilles quand on veut leur enlever leurs rayons de miel.
le petit françois. — Je suis content d’apprendre qu’on peut endormir ces maudites abeilles, qui, l’autre jour, n’ont pas voulu me laisser goûter de leur miel ; ayez la bonté, papa, d’aller fumer dans leur trou, et j’enlèverai la moitié de leurs provisions.
moi. — Je m’occuperai de cela un de ces jours ; mais, d’abord, que Fritz fasse l’épreuve du secret d’Ernest. »
Fritz prit une pipe et du tabac et commença la fumigation, qui réussit, comme le naturaliste l’avait annoncé. Après le souper chacun se coucha à l’heure ordinaire. Le lendemain matin nous résolûmes d’aller dans nos nouvelles plantations pour munir nos jeunes arbres de soutiens et de supports. Les pieux de bambous furent mis dans notre chair, auquel nous attelâmes seulement la vache. Je désirais laisser un jour de repos au buffletin pour que sa blessure se cicatrisât ; nous lui donnâmes quelques poignées de sel, qu’il trouva si fort de son goût, qu’il voulait nous suivre pour en avoir encore ; il nous fallut l’attacher. Je dis adieu à ma femme et au petit François, et nous partîmes.
Nous commençâmes nos travaux assez près de Falkenhorst, à l’entrée de l’allée ; déjà nos noyers, nos châtaigniers et nos cerisiers étaient courbés du même côté par le vent. Je me chargeai de faire les trous avec un instrument de fer assez long ; mes fils coupaient les bambous et les fichaient en terre, puis y attachaient les arbres avec une liane souple qui se trouvait non loin de là.
Tout en travaillant, nous parlions de la culture des arbres, dont mes enfants s’étaient contentés jusqu’alors de manger les fruits sans s’occuper beaucoup du reste. Ils me firent sur ce sujet beaucoup de questions. Je vais rapporter les principales, en y ajoutant mes réponses et mes remarques. Cet entretien ne sera pas sans quelque utilité pour ceux qui aiment l’agriculture.
« Mon père, les arbres que nous avons plantés ici sont-ils sauvages ou cultivés ? demanda Fritz.
jack. — Quelle question ! t’imagines-tu qu’on apprivoise les arbres comme les animaux ? Espères-tu apprendre à ces noyers, à ces châtaigniers, à baisser plus tard poliment leurs branches devant nous, afin que nous ayons moins de peine à cueillir leurs fruits ?
fritz. — Tu penses dire là, monsieur Jack, une chose très-spirituelle, et tu ne dis qu’une sottise. Je ne crois pas qu’il faille traiter les arbres comme les bêtes ; mais il y a certain jeune garçon de ma connaissance, naturellement mutin et désobéissant, à qui l’on ne ferait peut-être pas trop mal de passer une corde dans le nez pour pouvoir le conduire comme le buffletin.
moi. — Allons, mes amis, point de moquerie, point de paroles injurieuses. Fritz a raison de dire qu’on ne traite pas les plantes comme les animaux. Ces arbres, qui, à l’état de nature, ne portaient que des fruits petits et de mauvais goût, en produisent maintenant d’excellents, grâce à la greffe. Regardez cette branche ; voyez-vous qu’on l’a fait entrer dans le tronc par incision ? et, afin que le suc nourricier n’alimentât qu’elle seule, on a eu soin de couper toutes les autres. fritz. — Enter les arbres, est-ce la même chose que les greffer ?
moi. — Enter, c’est faire l’opération dont je viens de vous parler. On appelle greffe cette branche prise à un arbre fécond et cultivé, et que l’on insère dans l’arbre sauvage et improductif. Il y a différentes manières de greffer : en fente, en écusson, en œillet ; les uns préfèrent à une branche un bouton non développé.
jack. — Pourrais-je enter des pommes et des poires sur des pins et sur des chênes ?
moi. — Non, mon fils ; il faut choisir des arbres de même espèce : ainsi un pommier, un poirier et un cognassier, s’entent très-bien les uns sur les autres, parce que leur bois et leur semence se ressemblent ; il en est de même du cerisier, du prunier, du pêcher, de l’amandier.
fritz. — Vous avez appelé l’arbre sauvage improductif : cependant les arbres de notre île, les cocotiers, les goyaviers, produisent de bons fruits sans avoir été entés par personne, j’imagine ; car il ne se trouve pas de jardinier dans cette île.
moi. — Ta remarque est très-juste ; mais sache que je n’ai voulu parler que des arbres fruitiers de l’Europe, qui, presque tous, ont besoin d’être améliorés par la culture et la greffe.
fritz. — Et d’où a-t-on tiré toutes ces belles greffes au commencement ?
jack. — Plaisante question ! des pays où elles se trouvaient.
ernest. — Belle réponse ! et quels sont ces pays, monsieur Jack ?
jack. — Le paradis terrestre, où il y avait des arbres à fruits de toutes sortes.
moi. — Si tu avais lu la sainte Bible avec plus d’attention, Jack, tu te souviendrais qu’Adam, chassé du paradis terrestre, n’y put jamais rentrer pour prendre des semences ou des rameaux d’arbres. En plusieurs pays les arbres se trouvent dans des conditions si favorables sous le rapport de l’air, de la terre, qu’ils produisent, sans culture particulière, des fruits aussi délicieux que ceux que nous n’obtenons, en Europe, qu’avec beaucoup de peine et de travail. Notre climat est si peu propre à donner de lui-même de bons fruits, qu’un arbre venu de semence a toujours besoin d’être greffé. N’avez-vous pas remarqué, auprès de notre ville, ces petits enclos appelés pépinières ? C’est là que les jardiniers plantent un grand nombre d’arbrisseaux destinés plus tard à la greffe.
fritz. — Voudriez-vous nous faire connaître le pays originaire de ces arbres ?
moi. — La vigne, que j’ai plantée près de notre arbre, à Falkenhorst, ne réussit que dans la zone tempérée ; elle date de loin, comme vous savez, puisque la sainte Bible nous apprend que Noé faisait du vin. Elle vient, sans doute, primitivement de l’Asie Mineure et de l’Arménie, et paraît avoir été connue en Égypte, en Grèce, dès l’antiquité la plus reculée, et plus tard dans le reste de l’Europe méridionale. On voit, par les fables de la mythologie, qu’elle était consacrée à Bacchus. Les fruits à coquille, tels que la noix, l’amande, viennent de l’Orient.
jack. — Et les cerises ? j’en ai tant vu de tous côtés dans notre chère Suisse, que je pense qu’elles sont originaires de notre pays.
moi. — Non, mon ami : elles viennent du royaume du Pont, en Asie Mineure ; c’est le fameux général romain Lucullus, le vainqueur de Mithridate, qui les apporta en Europe, soixante-dix ans avant l’ère chrétienne. »
Quand nous eûmes garni de supports tous nos arbres fruitiers, nous passâmes le pont pour nous rendre dans la plantation de Zeltheim. Les orangers, les citronniers, les grenadiers, les mûriers, venaient à merveille ; mes fils recommencèrent à me faire, sur ces arbres, des questions analogues à celles qu’ils m’avaient adressées au sujet des arbres fruitiers.
« Je suis sûr, dit Fritz, que le pays d’où viennent ces arbres doit être un bien beau pays.
moi. — Sous certains rapports, les pays où ils naissent sont beaux et magnifiques ; mais on y souffre d’une chaleur excessive, car ils se trouvent ou dans la zone torride ou dans les parties de la zone tempérée qui l’avoisinent. Les oranges viennent de la Chine ; les citronniers de l’Assyrie ; les grenadiers de l’Afrique ; je ne connais point le pays originaire des pistachiers. Êtes-vous satisfaits maintenant ?
les enfants. — Non, papa ; veuillez continuer à nous instruire.
moi. — Votre demande m’est très-agréable ; mais je crains, en vous parlant de trop de choses à la fois, de surcharger votre mémoire.
fritz. — Je vous assure, mon père, que nous serons très-attentifs.
moi. — Eh bien, demandez, et je vous répondrai.
jack. — D’où viennent les oliviers ?
moi. — De l’Arménie et de la Palestine, d’où Hercule, selon la Fable, les aurait transportés en Grèce ; de la Grèce ils furent introduits en Italie ; puis dans le midi de la France, puis en Espagne. Les figuiers doivent avoir la même origine et furent apportés dans les Gaules par l’empereur Julien, d’abord gouverneur de Lutèce (Paris). Les pêches viennent de la Perse, et Pline dit que, de son temps, elles étaient encore nouvelles en Italie. Les abricots sont originaires de l’Arménie. Les prunes, que vous aimez tant, sont, pour la plupart, originaires de l’Asie Mineure, quoique nous ayons quelques petites espèces européennes. Les poires et les pommes furent apportées du Péloponèse en Italie par les Romains.
fritz. — Les cognassiers, les mûriers ?
moi. — Les mûriers viennent de l’Asie. On les cultive moins pour leurs fruits que pour leurs feuilles, qui nourrissent les vers à soie, et l’on remarque que le mûrier blanc, dont le fruit est petit et d’un goût désagréable, donne la plus belle soie. Le cognassier s’est trouvé primitivement dans l’île de Crête ; c’est l’arbre que l’on préfère pour enter les poiriers dont on veut faire des espaliers.
jack. — Pourquoi donc empêche-t-on beaucoup d’arbres de s’élever naturellement à toute leur hauteur ?
moi. — Les arbres restés nains souffrent moins des coups de vent, donnent des fruits plus précoces, et nuisent moins, par leur ombrage, aux plantes potagères placées près d’eux.
jack. — Alors je serais d’avis qu’on laissât tous les arbres à l’état de nains.
moi. — Tu aurais tort : les arbres à haute tige produisent plus de fruits et servent à faire des vergers. »
À midi nous retournâmes à Falkenhorst, et notre appétit dévorant nous fit faire honneur au dîner préparé par ma femme ; et qui, d’ailleurs, aurait pu ne pas trouver bon un chou palmiste et des macaroni de farine de sagoutier ? Quand notre faim fut apaisée, nous nous entretînmes d’une chose dont ma femme m’avait souvent parlé : elle trouvait dangereuse l’échelle dont nous nous servions pour monter à notre arbre et en descendre, surtout pour les enfants, qui grimpaient toujours très-vite, sans prendre assez de précaution : il fallait donc songer à faire un escalier. Je dus avouer mon incapacité comme menuisier ; cependant les instances réitérées de cette bonne mère, mes craintes de voir un jour mes enfants s’estropier, m’amenèrent à réfléchir longuement sur ce sujet. Pour un escalier extérieur, inutile d’y songer : l’arbre était beaucoup trop élevé, et il eût été impossible de trouver des poutres assez hautes et assez fortes pour soutenir l’escalier ; je pensai qu’on pourrait en faire un dans l’énorme tronc de l’arbre, s’il se trouvait naturellement creux ou qu’il fût facile à creuser ; déjà le nid d’abeilles découvert dans une cavité de l’arbre par François me donnait quelque espérance sous ce rapport. Il s’agissait de savoir la largeur et la profondeur de ce trou. J’en parlai aux enfants, qui aussitôt grimpèrent sur les racines de l’arbre, et en frappèrent le tronc à coups de hache pour juger, au bruit, s’il était creux. Les abeilles, alarmées de tout ce tapage, sortirent en bourdonnant, et, furieuses, se jetèrent sur les perturbateurs de leur repos, qu’elles mirent en fuite en les piquant au visage, au cou, à la poitrine, aux mains. Jack, toujours téméraire et imprudent, avait frappé droit contre leur nid : il fut le plus rudement puni ; Ernest, qui, toujours lent à se décider, était monté le dernier et s’était sauvé le premier, en fut quitte pour deux ou trois piqûres. Je couvris ces blessures avec un peu de terre fraîche ; il fallut appliquer un large masque de limon sur la figure de Jack. Quand la douleur fut un peu calmée, tous poussèrent des cris de vengeance contre les abeilles, et me pressèrent de hâter les préparatifs nécessaires pour nous emparer de leur nid. Moi, je songeais non pas à détruire l’essaim, mais à le transporter vivant dans une autre demeure. Je clouai donc une planche sous la grande calebasse destinée primitivement à servir de cruche, je plaçai par-dessus un toit de paille pour la mettre à l’abri de la trop grande chaleur et de la pluie ; je ne laissai au-dessous, entre les bords de la calebasse et la planche, qu’une petite ouverture ; je pris ensuite de la terre glaise, un marteau, des ciseaux, une pipe et du tabac. Ces préparatifs furent plus longs que je ne l’avais pensé : le soir arriva, il fallut renvoyer au lendemain l’attaque projetée ; du reste, Fritz n’aurait pas pu m’aider, car ses yeux étaient extrêmement enflés et presque fermés.
- ↑ L’aigle de Malabar est gros comme un pigeon.