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Isabelle/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 69-97).

IV

Ma seconde journée à la Quartfourche fut très sensiblement pareille à la première ; d’heure en heure ; mais la curiosité que d’abord j’avais pu avoir quant aux occupations de mes hôtes était complètement retombée. Une petite pluie fine emplissait le ciel depuis le matin. La promenade devenant impossible, la conversation de ces dames se faisant de plus en plus insignifiante, j’occupai donc au travail à peu près toutes les heures du jour. À peine pus-je échanger quelques propos avec l’abbé ; c’était après le déjeuner ; il m’invita à venir fumer une cigarette à quelques pas du salon, dans une sorte de hangar vitré que l’on appelait un peu pompeusement : l’orangerie, où l’on avait rentré pour la mauvaise saison les quelques bancs et chaises du jardin.

— Mais, cher Monsieur, dit-il, lorsqu’un peu nerveusement j’abordai la question de l’éducation de l’enfant, — je n’aurais pas demandé mieux que d’éclairer Casimir de toutes mes faibles lumières ; ce n’est pas sans regrets que j’ai dû y renoncer. Est-ce que, claudicant comme il est, vous m’approuveriez si j’allais me mettre en tête de le faire danser sur la corde roide ? J’ai vite dû rétrécir mes visées. S’il s’occupe avec moi d’Averrhoès, c’est parce que je me suis chargé d’un travail sur la philosophie d’Aristote et que, plutôt que d’ânonner avec l’enfant sur je ne sais quels rudiments, j’ai pris quelque plaisir de cœur à l’entraîner dans mon travail. Autant ce sujet-là qu’un autre ; l’important c’est d’occuper Casimir trois ou quatre heures par jour ; aurais-je pu me défendre d’un peu d’aigreur s’il avait dû me faire perdre le même temps ? et sans profit pour lui, je vous le certifie… Suffit sur ce sujet, n’est-ce pas. — Là-dessus jetant la cigarette qu’il avait laissé éteindre, il se leva pour rentrer dans le salon.

Le mauvais temps m’empêchait de sortir avec Casimir ; nous dûmes remettre au lendemain la partie de pêche projetée ; mais, devant la déception de l’enfant, je m’ingéniai à lui procurer quelque autre plaisir ; ayant mis la main sur un échiquier, je lui appris le jeu des poules et du renard, qui le passionna jusqu’au souper.

La soirée commença toute pareille à la précédente ; mais déjà je n’écoutais ni ne regardais plus personne ; un ennui sans nom commençait de peser sur moi.

Sitôt après dîner, il s’éleva une espèce de rafale ; à deux reprises Mademoiselle Verdure interrompit le bésigue pour aller voir dans les chambres d’en haut " si la pluie ne chassait pas ". Nous dûmes prendre la revanche sans elle ; le jeu manquait d’entrain. Au coin du feu, dans un fauteuil bas qu’on appelait communément « la berline », Monsieur Floche, bercé par le bruit de l’averse, s’était positivement endormi : dans la bergère, le baron qui lui faisait face se plaignait de ses rhumatismes et grognonnait.

— La partie de jacquet vous distrairait, répétait vainement l’abbé qui, faute d’adversaire, finit par se retirer, emmenant coucher Casimir.

Quand, ce soir-là, je me retrouvai seul dans ma chambre, une angoisse intolérable m’étreignit l’âme et le corps ; mon ennui devenait presque de la peur. Un mur de pluie me séparait du reste du monde, loin de toute passion, loin de la vie, m’enfermait dans un cauchemar gris, parmi d’étranges êtres à peine humains, à sang froid, décolorés et dont le cœur depuis longtemps ne battait plus. J’ouvris ma valise et saisis mon indicateur : Un train ! À quelque heure que ce soit, du jour ou de la nuit… qu’il m’emporte ! J’étouffe ici…

L’impatience empêcha longtemps mon sommeil.

Lorsque je m’éveillai le lendemain, ma décision n’était peut-être pas moins ferme, mais il ne me paraissait plus possible de fausser politesse à mes hôtes et de partir sans inventer quelque excuse à l’étranglement de mon séjour. N’avais-je pas imprudemment parlé de m’attarder une semaine au moins à la Quartfourche ! Bah ! de mauvaises nouvelles me rappelleront brusquement à Paris… Heureusement j’avais donné mon adresse ; on devait me renvoyer à la Quartfourche tout mon courrier ; c’est bien miracle, pensai-je, s’il ne me parvient pas dès aujourd’hui n’importe quelle enveloppe dont je puisse habilement me servir… et je reportai mon espoir dans l’arrivée du facteur. Celui-ci s’amenait peu après midi, à l’heure où finissait le déjeuner ; nous ne nous serions pas levés de table avant que Delphine n’eût apporté à Madame Floche le maigre paquet de lettres et d’imprimés qu’elle distribuait aux convives. Par malheur il arriva que ce jour-là l’abbé Santal était convié à déjeuner par le doyen de Pont-l’Évêque ; vers onze heures il vint prendre congé de M. Floche et de moi qui ne m’avisai pas aussitôt qu’il me soufflait ainsi cheval et carriole.

Au déjeuner je jouai donc la petite comédie que j’avais préméditée :

— Allons bon ! Quel ennui !… murmurai-je en ouvrant une des enveloppes que m’avait tendues Madame Floche ; et comme, par discrétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon exclamation, je repris de plus belle : Quel contretemps ! en jouant la surprise et la déconvenue, tandis que mes yeux parcouraient un anodin billet. Enfin Madame Floche se hasarda à me demander d’une voix timide :

— Quelque fâcheuse nouvelle, cher Monsieur ?

— Oh ! rien de très grave, répondis-je aussitôt. Mais hélas ! je vois qu’il va me falloir rentrer à Paris sans retard, et de là vient ma contrariété.

D’un bout à l’autre de la table la stupeur fut générale, dépassant mon attente au point que je me sentis rougir de confusion. Cette stupeur se traduisit d’abord par un morne silence, puis enfin Monsieur Floche, d’une voix un peu tremblante :

— Est-il vraiment possible, cher jeune ami ? Mais votre travail ! Mais notre…

Il ne put achever. Je ne trouvais rien à répondre, rien à dire, et, ma foi, me sentais passablement ému moi-même. Mes yeux se fixaient sur le sommet de la tête de Casimir qui, le nez dans son assiette, coupait une pomme en petits morceaux. Mademoiselle Verdure était devenue pourpre d’indignation.

— Je croirais indiscret d’insister pour vous retenir, hasarda faiblement Madame Floche.

— Pour les distractions que peut offrir la Quartfourche ! dit aigrement Madame de Saint-Auréol…

— Oh ! Madame, croyez bien que rien ne… essayai-je de protester ; mais, sans m’écouter, la baronne criait à tue-tête dans l’oreille de son mari assis à côté d’elle :

— C’est Monsieur Lacase qui veut déjà nous quitter.

— Charmant ! Charmant ! très sensible, fit le sourd en souriant vers moi.

Cependant Madame Floche, vers Mademoiselle Verdure :

— Mais comment allons-nous pouvoir faire… ? la jument qui vient de partir avec l’abbé.

Ici je rompis d’une semelle :

— Pourvu que je sois à Paris demain matin à la première heure… Au besoin le train de cette nuit suffirait.

— Que Gratien aille tout de suite voir si le cheval de Bouligny peut servir. Dites qu’il faudrait mener quelqu’un pour le train de… et se tournant vers moi : — Vraiment le train de sept heures suffirait ?

— Oh ! Madame, je suis désolé de vous causer tant d’embarras…

Le déjeuner s’acheva dans le silence. Sitôt après, le petit père Floche m’entraîna, et, dès que nous fûmes seuls dans le couloir qui menait à la bibliothèque… :

— Mais, cher Monsieur… cher ami… je ne puis croire encore… mais il vous reste à prendre connaissance d’un tas de… Se peut-il vraiment ? quel contretemps ! quel fâcheux contretemps ! Justement j’attendais la fin de votre premier travail pour mettre entre vos mains d’autres papiers que j’ai ressortis hier soir : je comptais sur eux, je l’avoue, pour vous intéresser à neuf et pour vous retenir davantage. Il va donc me falloir vous montrer cela tout de suite. Venez avec moi ; vous avez encore un peu de temps jusqu’au soir ; car je n’ose, n’est-ce pas, vous demander de revenir… ?

Devant la déconvenue du vieillard je prenais honte de ma conduite. J’avais travaillé d’arrache-pied toute la journée de la veille et cette dernière matinée, de sorte qu’en réalité il ne me restait plus beaucoup à glaner sur les premiers papiers que m’avait confiés Monsieur Floche ; mais sitôt que nous fûmes montés dans sa retraite, le voici qui, du fond d’un tiroir, sortit avec un geste mystérieux un paquet enveloppé de toiles et ficelé ; une fiche passée sous la ficelle portait, en manière de table, la nomenclature des papiers, leur provenance.

— Emportez tout le paquet, dit-il ; tout n’y est sans doute pas bien fameux ; mais vous aurez plus vite fait que moi de démêler là-dedans ce qui vous intéresse.

Tandis qu’il ouvrait puis refermait d’autres tiroirs et s’affairait, je descendis dans la bibliothèque avec la liasse que je développai sur la grande table.

Certains papiers effectivement se rapportaient à mon travail, mais ils étaient en petit nombre et d’importance médiocre ; la plupart, de la main même de Monsieur Floche, avaient trait à la vie de Massillon, et, partant, ne me touchaient guère.

En vérité le pauvre Floche comptait-il là-dessus pour me retenir ? Je le regardai ; il s’était à présent renfoncé dans sa chancelière et s’occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d’un petit instrument qui versait de la sandaraque. L’opération finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l’éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui, et, appuyé sur le linteau, à l’entrée de sa portioncule :

— Monsieur Floche, lui dis-je, pourquoi ne venez-vous jamais à Paris ? on serait si heureux de vous y voir.

— À mon âge, les déplacements sont difficiles et coûteux.

— Et vous ne regrettez pas trop la ville ?

— Bah ! fit-il en soulevant les mains, je m’apprêtais à la regretter davantage. Les premiers temps, la solitude de la campagne paraît un peu sévère à quiconque aime beaucoup causer ; puis on s’y fait.

— Ce n’est donc pas par goût que vous êtes venu vous installer à la Quartfourche ?

Il se dégagea de sa chancelière, se leva, puis posant sa main familièrement sur ma manche :

— J’avais à l’Institut quelques collègues que j’affectionne, dont votre cher maître Albert Desnos ; et je crois bien que j’étais en passe de prendre bientôt place auprès d’eux…

Il semblait vouloir parler davantage ; pourtant je n’osais poser question trop directe :

— Est-ce Madame Floche qu’attirait à ce point la campagne ?

— N… on. C’est pourtant pour Madame Floche que j’y suis venu ; mais elle-même y était appelée par un petit événement de famille.

Il était descendu dans la grande salle et aperçut la liasse que j’avais déjà ficelée.

— Ah ! vous avez déjà tout regardé, dit-il tristement. Sans doute aurez-vous trouvé là peu de provende. Que voulez-vous ? les moindres miettes je les ramasse ; parfois je me dis que je perds mon temps à collectionner des broutilles ; mais peut-être faut-il des hommes comme moi pour épargner ces menus travaux à d’autres qui, comme vous, en sauront tirer un brillant parti. Quand je lirai votre thèse je serai heureux de me dire que ma peine vous aura un tout petit peu profité.

La cloche du goûter nous appela.

Comment arriver à connaître quel " petit événement de famille ", pensais-je, a suffi pour décider ainsi ces deux vieux ? L’abbé le connaît-il ? Au lieu de me buter contre lui, j’aurais dû l’apprivoiser. N’importe ! Trop tard à présent. Il n’en reste pas moins que Monsieur Floche est un digne homme et dont je garderai bon souvenir…

Nous arrivâmes dans la salle à manger.

— Casimir n’ose pas vous demander si vous ne feriez pas encore un petit tour de jardin avec lui ; je sais qu’il en a grande envie, dit Madame Floche ; mais le temps vous manquera peut-être ?

L’enfant qui plongeait le visage dans un bol de lait s’engoua.

— J’allais lui proposer de m’accompagner ; j’ai pu mettre au pair mon travail et vais être libre jusqu’au départ. Précisément il ne pleut plus… Et j’entraînai l’enfant dans le parc.

Au premier détour de l’allée, l’enfant qui tenait une de mes mains dans les deux siennes, longuement la pressa contre son visage brûlant :

— Vous aviez dit que vous resteriez huit jours…

— Mon pauvre petit ! je ne peux pas rester plus longtemps.

— Vous vous ennuyez.

— Non ! mais il faut que je parte.

— Où allez-vous ?

— À Paris. Je reviendrai.

À peine eus-je lâché ce mot qu’il me regarda anxieusement.

— C’est bien vrai ? Vous le promettez ? L’interrogation de cet enfant était si confiante que je n’eus pas le cœur de me dédire :

— Veux-tu que je te l’écrive sur un petit papier que tu garderas ?

— Oh ! oui, fit-il en embrassant ma main bien fort et manifestant sa joie par des bondissements frénétiques.

— Sais-tu ce qui serait gentil, maintenant ? Au lieu d’aller pêcher, nous devrions cueillir des fleurs pour ta tante ; on irait tous les deux lui porter un gros bouquet dans sa chambre pour lui faire une belle surprise.

Je m’étais promis de ne point quitter la Quartfourche sans avoir visité la chambre d’une des vieilles dames ; comme elles circulaient continuellement d’un bout à l’autre de la maison, je risquais fort d’être dérangé dans mon investigation indiscrète ; je comptais sur l’enfant pour autoriser ma présence ; si peu naturel qu’il pût paraître que je pénétrasse à sa suite dans la chambre de sa grand-mère ou de sa tante, grâce au prétexte du bouquet trouverais-je, en cas de surprise, une facile contenance.

Mais cueillir des fleurs à la Quartfourche n’était pas aussi aisé que je le supposais. Gratien exerçait sur tout le jardin une surveillance farouche ; non seulement il indiquait les fleurs qui supportaient d’être cueillies, mais encore était-il jalousement regardant sur la manière de les cueillir. Il y fallait sécateur ou serpette et, de plus, quelles précautions ! C’est ce que Casimir m’expliquait. Gratien nous accompagna jusqu’au bord d’une corbeille de dahlias superbes où l’on pouvait prélever maints bouquets sans que seulement il y parût.

— Au-dessus de l’œil, Monsieur Casimir ; combien de fois faut-il qu’on vous le répète ? coupez toujours au-dessus de l’œil.

— En cette fin de saison, cela n’a plus aucune importance, m’écriai-je impatiemment.

Il répondit en grommelant que " ça a toujours de l’importance " et que " il n’y a pas de saison pour mal faire ". J’ai horreur des bougons sentencieux…

L’enfant me précéda, portant la gerbe. En passant dans le vestibule je m’étais emparé d’un vase…

Dans la chambre régnait une paix religieuse ; les volets étaient clos ; près du lit enfoncé dans une alcôve, un prie-Dieu d’acajou et de velours grenat au pied d’un petit crucifix d’ivoire et d’ébène ; contre le crucifix, le cachant à demi, un mince rameau de buis suspendu à une faveur rose et maintenu sous un bras de la croix. Le recueillement de l’heure appelait la prière ; j’oubliais ce que j’étais venu faire et la vaine curiosité qui m’avait attiré en ce lieu ; je laissais Casimir apprêter à son gré les fleurs sur une commode, et je ne regardais plus rien dans la chambre : C’est ici, dans ce grand lit, pensais-je, que la bonne vieille Floche achèvera bientôt de s’éteindre, à l’abri des souffles de la vie… Ô barques qui souhaitez la tempête ! que tranquille est ce port !

Casimir cependant s’impatientait contre les fleurs ; les capitules pesants des dahlias l’emportaient ; tout le bouquet cabriolait à terre.

— Si vous m’aidiez, dit-il enfin.

Mais tandis que je m’évertuais à sa place, il courait à l’autre bout de la pièce vers un secrétaire qu’il ouvrait.

— Je vais vous faire le billet où vous promettez de revenir.

— C’est cela, repartis-je, me prêtant à la simagrée. Dépêche-toi. Ta tante serait très fâchée si elle te voyait fouiller dans son secrétaire.

— Oh ! ma tante est occupée à la cuisine ; et puis elle ne me gronde jamais.

De son écriture la plus appliquée il couvrit une feuille de papier à lettre.

— À présent venez signer.

Je m’approchai :

— Mais Casimir, tu n’avais pas à signer toi-même ! dis-je en riant. L’enfant, pour donner plus de poids, sans doute, à cet engagement, et pour qu’il lui parût y engager lui-même sa parole, avait cru bon d’écrire aussi son nom au bas de la feuille où je lus :

Monsieur Lacase promet de revenir l’année prochaine à la Quartfourche.

Casimir de Saint-Auréol.

Un instant il resta tout déconcerté par ma remarque et par mon rire : il y allait de tout son cœur, lui ! Ne le prenais-je donc pas au sérieux ? Il était bien près de pleurer.

— Laisse-moi me mettre à ta place pour que je signe.

Il se leva puis, quand j’eus signé le billet, sauta de joie et couvrit ma main de baisers. J’allais partir : il me retint par la manche et, penché sur le secrétaire :

— Je vais vous montrer quelque chose, dit-il en faisant jouer un ressort et glisser un tiroir dont il connaissait le secret ; puis, ayant fouillé parmi des rubans et des quittances, il me tendit une fragile miniature encadrée :

— Regardez.

Je m’approchai de la fenêtre.

Quel est ce conte où le héros tombe amoureux du seul portrait de la princesse ? Ce devait être ce portrait-là. Je n’entends rien à la peinture et me soucie peu du métier ; sans doute un connaisseur eût-il jugé cette miniature affétée : sous trop de complaisante grâce s’effaçait presque le caractère : mais cette pure grâce était telle qu’on ne la pût oublier.

Peu m’importaient vous dis-je les qualités ou les défauts de la peinture : la jeune femme que j’avais devant moi et dont je ne voyais que le profil, une tempe à demi cachée par une lourde boucle noire, un œil languide et tristement rêveur, la bouche entrouverte et comme soupirante, le col fragile autant qu’une tige de fleur, cette femme était de la plus troublante, de la plus angélique beauté. À la contempler j’avais perdu conscience du lieu, de l’heure ; Casimir qui d’abord s’était éloigné, achevant d’apprêter les fleurs, revint à moi, se pencha :

— C’est maman… Elle est bien jolie, n’est-ce pas !

J’étais gêné devant l’enfant de trouver sa mère si belle.

— Où est-elle à présent, ta maman ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi n’est-elle pas ici ?

— Elle s’ennuie ici.

— Et ton papa ?

Un peu confusément, baissant la tête et comme honteux il répondit :

— Mon papa est mort.

Mes questions l’importunaient ; mais j’étais résolu à pousser plus avant.

— Elle vient bien te voir quelquefois, ta maman ?

— Oh ! oui, souvent ! dit-il avec conviction, en relevant soudain la tête. Il ajouta un peu plus bas :

— Elle vient causer avec ma tante.

— Mais avec toi, elle cause bien aussi ?

— Oh ! moi, je ne sais pas lui parler… Et puis quand elle vient, je suis couché.

— Couché !

— Oui, elle vient la nuit… Puis, cédant à sa confiance (il avait pris ma main, car j’avais reposé le portrait), tendrement et comme en secret :

— La dernière fois elle est venue m’embrasser dans mon lit.

— Elle ne t’embrasse donc pas d’ordinaire ?

— Oh ! si, beaucoup.

— Alors pourquoi dis-tu " la dernière fois " ?

— Parce qu’elle pleurait.

— Elle était avec ta tante ?

— Non ; elle était entrée toute seule dans le noir ; elle croyait que je dormais.

— Elle t’a réveillé ?

— Oh ! je ne dormais pas. Je l’attendais.

— Tu savais donc qu’elle était là ?

Il baissa la tête de nouveau, sans répondre.

J’insistai :

— Comment savais-tu qu’elle était là ?

Pas de réponse. Je repris :

— Dans le noir, comment as-tu pu voir qu’elle pleurait ?

— Oh ! j’ai senti.

— Tu ne lui as pas demandé de rester ?

— Oh ! si. Elle était penchée sur mon lit ; je la tenais par les cheveux…

— Et qu’est-ce qu’elle disait ?

— Elle riait ; elle disait que je la décoiffais ; mais qu’il fallait qu’elle s’en aille.

— Elle ne t’aime donc pas ?

— Oh ! si ; elle m’aime beaucoup, cria-t-il, brusquement écarté de moi et le visage empourpré plus encore, d’une voix si passionnée que je pris honte de ma question.

La voix de Madame Floche retentit au bas de l’escalier :

— Casimir ! Casimir ! va dire à Monsieur Lacase qu’il serait temps de s’apprêter. La voiture sera là dans une demi-heure.

Je m’élançai, dégringolai l’escalier, rejoignis la vieille dans le vestibule.

— Madame Floche ! quelqu’un pourrait-il porter une dépêche ? J’ai trouvé un expédient qui me permettra je crois de passer quelques jours de plus près de vous.

Elle prit mes deux mains dans les deux siennes :

— Ah ! Que c’est improbable ! cher Monsieur… Et comme son émotion ne trouvait rien d’autre à dire, elle répétait : Que c’est improbable !… puis, courant sous la fenêtre de Floche :

— Bon ami ! Bon ami ! (c’est ainsi qu’elle l’appelait) Monsieur Lacase veut bien rester.

La faible voix sonnait comme un grelot fêlé, mais parvint cependant ; je vis la fenêtre s’ouvrir. Monsieur Floche se pencher un instant ; puis, aussitôt qu’il eut compris :

— Je descends ! Je descends !

Casimir se joignait à lui ; durant quelques instants je dus faire face aux gratulations de chacun ; on eût dit que j’étais de la famille.

Je rédigeai je ne sais plus quel fantaisiste texte de dépêche que je fis expédier à une adresse imaginaire.

— J’ai peur, à déjeuner, d’avoir été un peu indiscrète en vous priant trop fort, dit Madame Floche ; puis-je espérer que, si vous restez, vos affaires de Paris n’en souffriront pas trop ?

— J’espère que non, chère Madame. Je prie un ami de prendre soin de mes intérêts.

Madame de Saint-Auréol était survenue ; elle s’éventait et tournait dans la pièce en criant de sa voix la plus aiguë. — Qu’il est aimable ! Ah ! mille grâces… Qu’il est aimable ! — puis disparut, et le calme se rétablit.

Peu avant le diner l’abbé rentra de Pont-l’Évêque ; comme il n’avait pas eu connaissance de ma velléité de départ, il ne put être surpris d’apprendre que je restais.

— Monsieur Lacase, dit-il assez affablement, j’ai rapporté de Pont-l’Évêque quelques journaux ; pour moi je ne suis pas grand amateur des racontars de gazettes, mais j’ai pensé qu’ici vous étiez un peu privé de nouvelles et que ces feuilles pourraient vous intéresser.

Il fouillait sa soutane : — Allons ! Gratien les aura montés dans ma chambre avec mon sac. Attendez un infant ; je m’en vais les quérir.

— N’en faites rien. Monsieur l’abbé ; c’est moi qui monterai les chercher.

Je l’accompagnai jusqu’à sa chambre ; il me pria d’entrer. Et tandis qu’il brossait sa soutane et s’apprêtait pour le dîner :

— Vous connaissiez la famille de Saint-Auréol avant de venir à la Quartfourche ? demandai-je après quelques propos vagues.

— Non, me dit-il.

— Ni Monsieur Floche ?

— J’ai passé brusquement des missions à l’enseignement. Mon supérieur avait été en relations avec Monsieur Floche, et m’a désigné pour les fonctions que je remplis présentement ; non, avant de venir ici je ne connaissais ni mon élève ni ses parents.

— De sorte que vous ignorez quels événements ont brusquement poussé Monsieur Floche à quitter Paris il y a quelque quinze ans, au moment qu’il allait entrer à l’Institut.

— Revers de fortune, grommela-t-il.

— Eh quoi ! Monsieur et Madame Floche vivraient ici aux crochets des Saint-Auréol !

— Mais non, mais non, fît-il impatienté ; ce sont les Saint-Auréol qui sont ruinés ou presque ; toutefois la Quartfourche leur appartient ; les Floche, qui sont dans une situation aisée, habitent avec eux pour les aider ; ils subviennent au train de maison et permettent ainsi aux Saint-Auréol de conserver la Quartfourche, qui doit revenir plus tard à Casimir ; c’est je crois tout ce que l’enfant peut espérer…

— La belle-fille est sans fortune ?

— Quelle belle-fille ? La mère de Casimir n’est pas la bru, c’est la propre fille des Saint-Auréol.

— Mais alors, le nom de l’enfant ? — Il feignit de ne point comprendre. — Ne s’appelle-t-il pas Casimir de Saint-Auréol ?

— Vous croyez ! dit-il ironiquement. Eh bien ! il faut supposer que Mademoiselle de Saint-Auréol aura épousé quelque cousin du même nom.

— Fort bien ! fis-je, comprenant à demi, hésitant pourtant à conclure. Il avait achevé de brosser sa soutane ; un pied sur le rebord de la fenêtre il flanquait de grands coups de mouchoir pour épousseter ses souliers. — Et vous la connaissez… Mademoiselle de Saint-Auréol ?

— Je l’ai vue deux ou trois fois ; mais elle ne vient ici qu’en courant.

— Où vit-elle ?

Il se releva, jeta dans un coin de la chambre le mouchoir empoussiéré :

— Alors c’est un interrogatoire ?… puis se dirigeant vers sa toilette : — On va sonner pour le dîner et je ne serai pas prêt !

C’était une invite à le laisser ; ses lèvres serrées certainement en gardaient gros à dire, mais pour l’instant ne laisseraient plus rien échapper.