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Histoires (Tacite)/Livre V

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Au commencement de cette année, était parti comme lieutenant de son père pour achever de réduire les Juifs, le César Titus, guerrier déjà célèbre quand le père et le fils étaient encore dans la condition privée, mais environné alors de plus de force et de renommée que jamais. Provinces et armées le secondaient à l’envi. Lui-même, afin de paraître supérieur à sa fortune, se montrait sans cesse ardent et brillant sous les armes attirant les cœurs par des manières et des paroles obligeantes, et souvent, dans les travaux et les marches, se mêlant aux simples légionnaires, sans que la dignité du général en fût avilie. Trois légions, la cinquième, la dixième et la quinzième, anciens soldats de Vespasien, le reçurent en Judée. Il y ajouta la douzième qu’il fit venir de Syrie, et ce qu’il avait amené d’Alexandrie de la vingt-deuxième et de la troisième. A la suite marchaient vingt cohortes alliées et huit ailes de cavalerie, sans compter les rois Sohémus et Agrippa, les corps auxiliaires du roi Antiochus, et une forte troupe d’Arabes animée contre les Juifs de la haine ordinaire entre peuples voisins, enfin tous ceux qu’avait amenés d’Italie et de Rome l’intérêt personnel, impatient de s’emparer de l’oreille encore libre du prince. Entré avec ces forces sur le territoire ennemi, Titus s’avance en bon ordre, et s’éclairant avec soin, toujours prêt à combattre, il va camper non loin de Jérusalem.

Au moment où nous allons retracer le jour suprême d’une ville si fameuse, il paraît convenable d’en exposer aussi l’origine1. Les Juifs, dit-on, fuyant de l’île de Crète, occupèrent les dernières terres de Libye, à l’époque où Saturne, vaincu par Jupiter, fut chassé de ses États. On tire un argument de leur nom : Ida est une célèbre montagne de Crète, habitée par les Idaei mot dont l’addition barbare d’une lettre aura fait Judaei. Quelques-uns prétendent que, sous le règne d’Isis, l’Égypte regorgeant d’un excès de population s’en déchargea sur les terres voisines, et que la migration eut pour chefs Hiérosolymus et Juda. Beaucoup font des Juifs une race d’Éthiopiens, que la crainte et la haine forcèrent, sous le roi Céphée, à changer de demeures ; d’autres un assemblage d’Assyriens qui, faute de champs à cultiver, s’emparèrent d’une partie de l’Égypte, puis, se rapprochant de la Syrie, se bâtirent des villes et s’approprièrent les terres des Hébreux. Il en est enfin qui leur donnent une origine illustre ; selon eux, les Solymes, nation célébrée dans les chants d’Homère2, fondèrent une ville, et, de leur nom, l’appelèrent Hiérosolyma.

1. Tout ce que Tacite va dire sur l’origine de Jérusalem et du peuple juif est emprunté à des auteurs étrangers à cette nation, peu instruits de son histoire ou ennemis de son culte. De pareilles sources il ne pouvait guère sortir que des erreurs.
2. Les Solymes sont mentionnés deux fois dans l’Iliade avec l’épithète kudalimoi, glorieux ; et dans l’Odyssée il est question des monts Solymes, mais sans aucune circonstance qui en détermine la position géographique.
La plupart des auteurs s’accordent à dire qu’une maladie contagieuse qui couvrait tout le corps de souillure s’étant répandue en Égypte, le roi Bocchoris en demanda le remède à l’oracle d’Hammon, et reçut pour réponse de purger son royaume et de transporter sur d’autres terres, comme maudits des dieux, tous les hommes infectés. On en fit la recherche, et cette foule misérable, jetée dans un désert, pleurait et s’abandonnait elle-même, lorsque Moïse, un des exilés, leur conseilla de ne rien espérer ni des dieux ni des hommes, qui les avaient également renoncés, mais de se fier à lui comme à un guide céleste, le premier qui jusque-là eût apporté quelque secours à leurs misères. Ils y consentirent, et, sans savoir où ils allaient, ils marchèrent au hasard. Mais rien ne les fatiguait autant que le manque d’eau. Tout prés d’expirer, ils s’étaient jetés par terre et gisaient dans ces vastes plaines, lorsqu’ils virent un troupeau d’ânes sauvages, revenant de la pâture, gagner une roche ombragée d’arbres. Moïse les suit, et, à l’herbe qui croit sur le sol, il devine et ouvre de larges veines d’eau. Ce fut un soulagement ; et, après six jours d’une marche continuelle, le septième ils chassèrent les habitants de la première terre cultivée, s’y établirent et y fondèrent leur ville et leur temple.

Moïse, pour s’assurer à jamais l’empire de cette nation, lui donna des rites nouveaux et un culte opposé à celui des autres mortels. Là est profane tout ce qui chez nous est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable. L’effigie de l’animal qui leur montra la route et les sauva de la soif est consacrée dans le sanctuaire, et ils sacrifient le bélier comme pour insulter Hammon. Ils immolent aussi le bœuf, que les Égyptiens adorent sous le nom d’Apis. Ils s’abstiennent de la chair du porc, en mémoire de la lèpre qui les avait jadis infectés, et à laquelle cet animal est sujet. Des jeûnes fréquents sont un aveu de la longue faim qu’ils souffrirent autrefois, et leur pain sans levain rappelle le blé qu’ils ravirent à la hâte. S’ils consacrent le septième jour au repos, c’est, dit-on, parce qu’il termina leurs misères ; séduits par l’attrait de la paresse, ils finirent par y donner aussi la septième année. Suivant d’autres, cet usage fut établi pour honorer Saturne, soit qu’ils aient reçu les principes de la religion de ces Idéens qu’on nous montre chassés avec Saturne et fondant la nation des Juifs, soit parce que, des sept astres qui règlent la destinée des mortels, celui dont l’orbe est le plus élevé et la puissance la plus énergique est l’étoile de Saturne, et que la plupart des corps célestes exercent leur action et achèvent leur course par nombres septénaires.

Ces rites, quelle qu’en soit l’origine, se défendent par leur antiquité : ils en ont de sinistres, d’infâmes, que la dépravation seule a fait prévaloir. Car tout pervers qui reniait le culte de sa patrie apportait à leur temple offrandes et tributs. La puissance des Juifs s’en accrut, fortifiée d’un esprit particulier : avec leurs frères, fidélité à toute épreuve, pitié toujours secourable ; contre le reste des hommes, haine et hostilité. Ne communiquant avec les autres ni à table, ni au lit, cette nation, d’une licence de mœurs effrénée, s’abstient pourtant des femmes étrangères ; entre eux, tout est permis. Ils ont institué la circoncision pour se reconnaître à ce signe. Leurs prosélytes la pratiquent comme eux, et les premiers principes qu’on leur inculque sont le mépris des dieux, le renoncement à sa patrie, l’oubli de ses parents, de ses enfants, de ses frères. Toutefois on veille à l’accroissement de la population : il est défendu de tuer aucun nouveau-né, et l’on croit immortelles les âmes de ceux qui périssent dans les combats ou les supplices. Il s’ensuit qu’on aime à procréer et qu’on s’inquiète peu de mourir. Ils tiennent des Égyptiens l’usage d’enterrer les corps au lieu de les brûler ; sur les enfers, même prévoyance, mêmes idées ; quant au ciel, les croyances diffèrent. L’Égypte adore beaucoup d’animaux et se taille des images ; les Juifs ne conçoivent Dieu que par la pensée et n’en reconnaissent qu’un seul. Ils traitent d’impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l’homme. Le leur est le dieu suprême, éternel, qui n’est sujet ni au changement ni à la destruction. Aussi ne souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes, encore moins dans leurs temples. Point de statues ni pour flatter leurs rois, ni pour honorer les Césars. Du reste, comme leurs prêtres chantaient au son de la flûte et des tambours, qu’ils se couronnaient de lierre, et qu’une vigne d’or fut trouvée dans le temple, quelque-uns ont cru qu’ils adoraient Bacchus, le vainqueur de l’Orient, opinion démentie par la différence des rites : Bacchus institua des fêtes riantes et joyeuses ; le culte des Juifs est bizarre et lugubre.

Le pays qu’ils habitent finit, vers l’orient, où l’Arabie commence ; l’Égypte le borne au midi, la Phénicie et la mer au couchant ; le septentrion apparaît dans le lointain du côté de la Syrie. Les hommes y sont sains et robustes, les pluies rares, le sol fertile. Les productions de nos climats y abondent, et avec elles l’arbre à baume et le palmier. Le palmier est grand et majestueux ; le baumier est un arbre médiocre. Quand la sève en a gonflé les rameaux, si on y applique le tranchant du fer, elle en a peur et se retire ; les veines qui l’enferment s’ouvrent avec un éclat de pierre ou un fragment de vase ; le suc de cet arbuste est d’usage en médecine. Les plus hautes cimes qu’élève ce pays sont celles du Liban, montagne qui, par un étonnant contraste, est toujours fraîche sous un ciel brûlant, et garde la neige sous les feux du soleil. C’est le Liban qui verse et alimente les eaux du Jourdain. Ce fleuve ne se rend point à la mer ; il traverse, sans rien perdre, un lac, puis un autre ; reçu dans un troisième, il n’en sort plus. Ce dernier lac3, d’un circuit immense, pareil à une mer, avec une saveur plus insupportable, exhale une odeur fétide et pestilentielle. Les vents n’y soulèvent point de vagues ; il ne souffre ni poissons ni oiseaux aquatiques. Ses eaux, élément indécis, portent, comme une surface solide, les objets qu’on y jette. Le plus ignorant comme le plus habile dans l’art de nager en sont également soutenus. A une certaine époque de l’année il rejette du bitume. L’expérience, mère de toute industrie, a enseigné la manière de le recueillir. C’est une liqueur noire qui surnage, et qu’on épaissit en y versant du vinaigre. On la prend alors avec la main et on la tire sur le bord du bateau. Aussitôt, sans l’aide de personne, elle coule dedans et l’emplit, jusqu’à ce qu’on en coupe le fil. Et ce n’est ni l’airain ni le fer qui peuvent le couper ; elle fuit à l’approche du sang et devant les étoffes imprégnées de celui dont les femmes se délivrent chaque mois. Voilà ce que disent les anciens auteurs. Mais ceux qui connaissent le pays assurent que l’eau pousse en avant des masses flottantes de bitume, et qu’on les tire avec la main sur le rivage. Ensuite, quand la chaleur. de la terre et l’ardeur du soleil les ont séchées, on les fend avec la hache et le coin, comme du bois ou des pierres.

3. C’est le lac Asphaltite (que quelques-uns écrivent Asphaltique) ou mer Morte. Les deux autres lacs que traverse le Jourdain sont le lac Samachonite et celui de Génésareth, ou mer de Tibériade.
Non loin de là sont des campagnes4 qui, dit-on, fertiles autrefois et couvertes de cités populeuses, ont été dévorées par le feu du ciel. On ajoute qu’il y reste encore des traces de ce fléau, et que la terre elle-même, dont la surface parait brûlée, a perdu la force de produire. Tous les végétaux, nés sans culture ou semés de main d’homme, avortent en herbe ou en fleur ; ou, s’ils parviennent à leur accroissement ordinaire, leur fruit noir et vide se résout en poussière. Je conviens que des villes jadis célèbres peuvent avoir été consumées par la foudre. Toutefois je pense que les exhalaisons du lac suffisent pour vicier le sol et corrompre l’air ; qu’ainsi les moissons et les fruits de l’automne sont gâtés par l’influence également pernicieuse de la terre et du ciel. Un second fleuve, le Bélus5, se décharge dans la mer de Judée. A son embouchure s’amassent des sables qui, fondus avec le nitre, se durcissent en verre. Cette plage est d’une étendue médiocre, et on y prend toujours sans jamais l’épuiser.
4. D’après la Genèse, ch. XIV, v.3, ces campagnes, autrefois couvertes de grandes villes, occupaient l’emplacement même du lac Asphaltite.
5. Pline, liv. V, ch, xix appelle Pagida sive Belus une petite rivière qui prend sa source au pied du mont Carmel, et se jette dans la partie de la Méditerranée qui baigne les côtes de Judée, non loin de Saint-Jean d’Acre ou Ptolémaïs, Les Arabes la nomment maintenant Nahr Halou.

Une grande partie des Juifs est dispersée dans des, villages ; ils ont aussi des villes ; Jérusalem était la capitale de la nation. On y voyait un temple d’une richesse immense. Derrière un premier rempart était la ville, ensuite le palais des rois, et au fond d’une dernière enceinte, le temple. Le Juif n’était admis qu’à la porte de cet édifice ; nul, excepté les prêtres, n’en franchissait le seuil. Tant que les Assyriens, les Mèdes, les Perses, régnèrent sur l’Orient, les Juifs furent la portion la plus méprisée de leurs sujets. Quand les Macédoniens eurent l’empire, Antiochus essaya de les guérir de leurs superstitions et de leur donner les mœurs grecques. Ses efforts pour changer en mieux ce peuple abominable furent arrêtés par la guerre des Parthes ; car la révolte d’Arsace avait eu lieu à cette époque6. Les Macédoniens étaient affaiblis, la puissance des Parthes au berceau, les Romains éloignés : les Juifs saisirent ce moment pour se donner des rois. Chassés par l’inconstance populaire, rétablis parla force des armes, ces rois, osant tout ce qu’ose la royauté, exils de citoyens, renversements de cités, assassinats de frères, de pères, d’épouses, entretinrent la superstition dans l’intérêt de leur pouvoir, auquel ils unissaient, pour mieux l’affermir, la dignité du sacerdoce.

6. Il faut qu’il y ait ici erreur de la part des copistes, ou confusion de noms dans l’auteur même ; car la révolte d’Arsace, qui commença le royaume des Parthes, avait éclaté sous Antiochus second, surnommé Dieu, l’an de Rome 506. C’est contre Artaxias, roi d’Arménie, qu’Antiochus Épiphane fut obligé de marcher, au temps où il persécutait les Juifs. Il le vainquit et le prit l’an de Rome 680.

Pompée fut le premier Romain qui dompta les Juifs7 ; il entra dans le temple par le droit de la victoire : c’est alors qu’on apprit que l’image d’aucune divinité ne remplissait le vide de ces lieux, et que cette mystérieuse enceinte ne cachait rien. Les murs de Jérusalem furent rasés ; le temple resta debout. Bientôt la guerre civile partagea les Romains, et les provinces d’Orient passèrent sous les lois de Marc-Antoine. En ce temps Pacorus, roi des Parthes, s’empara de la Judée et fut tué par Ventidius. Les Parthes furent rejetés au delà de l’Euphrate, et C. Sosius reconquit la Judée. Donné par Antoine à Hérode, ce royaume fut agrandi par Auguste victorieux. Après la mort d’Hérode, et sans attendre les ordres de César, un certain Simon avait usurpé le nom de roi. Il fut puni par Quintilius Varus, gouverneur de Syrie, et la nation, réduite au devoir, fut partagée entre les trois fils d’Hérode. Elle, fut tranquille sous Tibère. Ayant reçu de Caïus l’ordre de placer son image dans le temple, elle aima mieux prendre les armes : la mort de Caïus arrêta ce mouvement. Sous Claude les rois n’étaient plus, ou leurs domaines étaient réduits à peu de chose : ce prince fit une province de la Judée, et en abandonna le gouvernement à des chevaliers ou à des affranchis. Un de ces derniers, Antonius Félix, donnant toute carrière à sa débauche et à sa cruauté, exerça le pouvoir d’un roi avec l’esprit d’un esclave. Il avait épousé Drusilla, petite-fille d’Antoine et de Cléopâtre, en sorte qu’il était gendre au second degré du même triumvir dont Claude était petit-fils.

7. Pompée s’empara de Jérusalem l’an de Rome 691, avant J. C. 63.

Les Juifs souffrirent avec patience jusqu’au temps du procurateur Gestius Florus. Sous lui la guerre éclata ; et le gouverneur de Syrie Cestius Gallus, essayant de l’étouffer, combattit avec des succès divers et le plus souvent mauvais. Après que la nature où les ennuis eurent terminé les jours de Gallus, Vespasien arriva envoyé par Néron, et en deux étés sa fortune, sa renommée, le bon choix de ses officiers, livrèrent à son armée victorieuse toute la campagne et toutes les villes, excepté Jérusalem. La guerre civile remplit l’année suivante et fit trêve à celle de Judée. La paix rendue à l’Italie, les soins du dehors revinrent à leur tour. On s’indignait surtout que ce fussent les Juifs qui seuls ne cédaient pas. Et d’ailleurs, au milieu des événements et des hasards d’un nouveau règne, il semblait prudent de laisser Titus à la tête d’une armée. Il alla donc, comme je l’ai dit, placer son camp devant les murs de Jérusalem, et montra ses légions en bataille.

Les Juifs se rangèrent au pied des remparts, prêts en cas de succès à se hasarder plus avant, et sûrs de leur retraite s’ils étaient repoussés. La cavalerie fut envoyée contre eux avec des troupes légères et combattit sans avantage décidé. Bientôt les ennemis se retirèrent, et les jours suivants ils engagèrent des combats fréquents devant les portes, jusqu’au moment où, fatigués de pertes continuelles, ils rentrèrent dans leurs murailles. Les Romains préparèrent alors une attaque de vive force : ils croyaient indigne d’eux d’attendre que l’ennemi cédât à la famine ; et ils appelaient les dangers, les uns par courage, les autres par témérité ou par intérêt. Titus lui-même avait devant les yeux Rome avec ses grandeurs et ses plaisirs ; et tout le temps que tardait la chute de Jérusalem lui semblait perdu. Mais la ville, dans une assiette escarpée, était encore défendue par des ouvrages et des constructions qui l’eussent rendue forte même en rase campagne. Assise sur deux collines d’une hauteur immense, elle était fermée de murs que l’art avait disposés en angles saillants et rentrants, de manière que l’ennemi qui l’assiégerait eût toujours ses flancs découverts. L’extrémité de la roche était taillée à pic. Des tours la couronnaient, hautes, selon que s’élevait ou s’abaissait le terrain, depuis soixante jusqu’à cent vingt pieds, et qui, vues de loin, paraissaient toutes à l’œil étonné d’une égale hauteur. Intérieurement d’autres murs environnaient le palais, et l’on distinguait, à son sommet élevé, la tour Antonia, ainsi nommée par Hérode en l’honneur de Marc-Antoine.

Le temple était une espèce de citadelle, ayant ses murs particuliers, construits avec plus d’art encore et plus de travail que le reste. Les portiques mêmes qui régnaient à l’entour étaient de bonnes fortifications. Il y avait une source qui ne tarissait jamais, des souterrains sous la montagne, des piscines et des citernes pour conserver l’eau du ciel. Les fondateurs avaient prévu qu’un peuple si différent des autres serait souvent en guerre. De là toutes les précautions nécessaires contre le plus long siège : après que Pompée eut forcé la ville, la crainte et l’expérience en suggérèrent encore de nouvelles ; les Juifs achetèrent d’ailleurs, sous le règne avare de Claude, le droit de se fortifier, et en pleine paix ils bâtirent des murs comme pour la guerre. Un déluge de misérables échappés au désastre des autres villes grossissait la population. Car ce qu’il y avait de plus opiniâtre dans la révolte s’était réfugié à Jérusalem et la remplissait de discordes. Elle avait trois chefs, trois armées. Simon occupait l’enceinte extérieure, la plus vaste de toutes ; Jean, surnommé Bargioras, tenait l’intérieur de la ville ; Éléazar s’était retranché dans le temple. Jean et Simon étaient supérieurs par le nombre et les armes, Éléazar par la position ; mais ce n’était entre eux que trahisons, combats, incendies : une grande quantité de blé fut dévorée par le feu. Jean, sous prétexte d’offrir un sacrifice, finit par envoyer des meurtriers qui massacrèrent Éléazar et sa troupe, et le rendirent maître du temple. La ville resta partagée en deux factions jusqu’à l’approche des Romains : alors la guerre étrangère ramena la concorde.

Il était survenu des prodiges dont cette nation, aussi ennemie de tout culte religieux qu’adonnée aux superstitions, aurait craint de conjurer la menace par des vœux ou des victimes expiatoires8. On vit des bataillons s’entrechoquer dans les airs, des armes étinceler, et des feux, s’échappant des nues, éclairer soudainement le temple. Les portes du sanctuaire s’ouvrirent d’elles-mêmes, et une voix plus forte que la voix humaine annonça que les dieux en sortaient ; en même temps fut entendu un grand mouvement de départ. Peu de Juifs s’effrayaient de ces présages ; la plupart avaient foi à une prédiction contenue, selon eux, dans les anciens livres de leurs prêtres, "que l’Orient prévaudrait, et que de la Judée sortiraient les maîtres du monde ; " paroles mystérieuses qui dé signaient Vespasien et Titus. Mais la nation juive, par une illusion de la vanité humaine, s’appliquait ces hautes destinées ; et le malheur même ne la ramenait pas à la vérité. Le nombre des assiégés de tout âge et de tout sexe allait, dit-on, à six cent mille. On avait donné des armes à quiconque pouvait les porter, et la quantité des combattants surpassait la proportion commune. Même obstination dans les hommes et dans les femmes : si pour vivre il leur fallait changer de demeures, ils redoutaient plus la vie que la mort. C’est à une telle ville, à une telle nation que Titus faisait la guerre. Comme le lieu se refusait à un assaut et à un coup de main, il résolut d’employer les terrasses et les galeries. On distribua la tâche aux légions ; et les combats furent suspendus, jusqu’à ce que tous les ouvrages imaginés par l’antiquité ou inventés par le génie moderne pour forcer les villes fussent élevés contra Jérusalem.

8. Les Juifs avaient au contraire des sacrifices d’expiation : de propitiation, mais différents de ceux des Gentils ; c’est assez pour qu’un païen dise qu’ils n’en avaient pas.

Civilis, battu à Trèves, recruta son armée en Germanie et alla camper à Vétéra, position sûre, où d’ailleurs des souvenirs heureux encourageaient les barbares. Cérialis le suivit avec des forces qu’avait doublées l’arrivée de trois légions, la seconde, la sixième et la quatorzième. Les cohortes aussi et la cavalerie, mandées depuis longtemps, étaient accourues après la victoire. Aucun des deux chefs n’aimait à temporiser ; mais une plaine les séparait, marécageuse par elle-même, et que Civilis avait achevé d’inonder, en jetant obliquement au cours du Rhin une digue qui en versait les eaux sur les campagnes adjacentes. Tel était l’aspect de ce lieu, où des gués perfides pouvaient manquer à chaque pas, et dont tout le désavantage était pour nous. Car le soldat romain est chargé d’armes pesantes et n’aime pas à nager ; les Germains ont l’habitude des fleuves, où la légèreté de leurs armes et la hauteur de leur taille concourent à les soutenir.

Provoqués par les Bataves, les plus intrépides des nôtres engagèrent le combat. Ce fut bientôt une affreuse confusion, de profonds abîmes engloutissant armes et chevaux. Les Germains, qui connaissaient les gués, sautaient de l’un à l’autre, négligeant le plus souvent le front de l’ennemi pour environner ses flancs et ses derrières. Et ce n’était pas, comme en un combat de terre, deux armées qui en venaient aux mains ; c’était une espèce de bataille navale, où, errant au milieu des eaux, et, s’ils rencontraient un espace solide, ramassant pour s’y tenir toutes les forces de leur corps, blessés ou non blessés, habiles ou inhabiles à nager, tous se saisissaient, s’entraînaient mutuellement et périssaient ensemble. Le carnage ne fut cependant pas proportionné au désordre : les Germains, n’osant dépasser le marais, retournèrent au camp. L’issue de cette journée inspira aux deux chefs, pour des motifs divers, un égal désir de frapper au plus tôt un coup décisif. Civilis voulait poursuivre sa fortune, Cérialis effacer son ignominie ; les Germains étaient fiers de leur succès, les Romains aiguillonnés par la honte. La nuit se passa, du côté des barbares, dans les chants et les clameurs, chez les nôtres, dans la colère et les menaces.

Le lendemain, au point du jour, Cérialis garnit son front avec la cavalerie et les cohortes auxiliaires ; les légions furent placées en seconde ligne ; le général s’était réservé un corps d’élite pour les besoins imprévus. Civilis, au lieu d’une ligne développée, forma plusieurs coins ; à droite il mit les Bataves et les Gugernes, à gauche et plus près du fleuve les bandes transrhénanes. Ni l’un ni l’autre chef ne harangua son armée ; ils exhortaient les divers corps à mesure qu’ils passaient vis-à-vis. Cérialis rappelait aux siens "la vieille gloire du nom romain, leurs victoires anciennes ou récentes ; les ennemis n’étaient qu’une troupe de perfides, de lâches, de vaincus, qu’il fallait anéantir pour toujours. Il s’agissait bien plus de vengeance que de combat ; naguère moins de Romains s’étaient mesurés contre plus de barbares ; et cependant les Germains, la vraie force de l’ennemi, étaient dispersés : il ne restait que des misérables qui portaient la fuite dans le cœur, les traces du fer sur le dos." Il excitait chaque légion par un aiguillon particulier, appelant ceux de la quatorzième les conquérants de la Bretagne ; disant à la sixième que son ascendant avait fait Galba empereur ; à la seconde, que cette bataille serait pour ses nouveaux étendards et pour son aigle nouvelle une brillante inauguration. Arrivé aux légions de Germanie, il leur montrait de la main ce camp, cette rive qui étaient à elles, et qu’il fallait reconquérir aux dépens du sang ennemi. Ces paroles étaient reçues de tous avec transport : une longue paix avait donné aux uns le désir des combats ; les autres, fatigués de la guerre et n’aspirant qu’à la paix, croyaient voir après ce dernier effort les récompenses et le repos.

Civilis ne se taisait pas non plus en rangeant ses bataillons. Il prenait à témoin de leur valeur le lieu même du combat, "où les Germains et les Bataves rencontraient à chaque pas les traces de leur gloire, et foulaient aux pieds les cendres et les ossements des légions ; où, de quelque côté que se tournât le Romain, la captivité, la défaite, toutes les terreurs assiégeaient ses regards. Que la fortune eût varié à la bataille de Trèves, il ne fallait pas s’en effrayer ; ce qui avait nui aux Germains, c’était leur propre victoire, lorsqu’au lieu d’armes ils avaient chargé leurs mains de butin ; depuis, il n’y avait eu pour eux que succès, pour l’ennemi que revers. Il leur avait ménagé tout ce qui tient à la prudence d’un chef, des campagnes noyées et connues d’eux seuls, des marais où l’ennemi trouverait sa perte. C’était en présence du Rhin et des dieux de la Germanie qu’ils allaient combattre ; qu’ils combattissent donc forts de tels auspices et pleins du souvenir de leurs femmes, de leurs parents, de leur patrie. Cette journée se placerait parmi les plus glorieuses de leurs ancêtres, ou serait flétrie aux yeux de leurs descendants. » Lorsqu’ils eurent, suivant l’usage de ces peuples, marqué leur approbation par un bruit d’armes et en frappant la terre de leurs pieds, l’action s’engagea à coups de pierres, de balles et de traits de toute espèce ; nos soldats évitaient d’entrer dans le marais, et les Germains les provoquaient pour les y attirer.

XVIII. Les armes de jet une fois épuisées et le combat s’échauffant, les barbares commencèrent une charge furieuse. A l’aide de leur taille gigantesque et de leurs piques énormes, ils perçaient de loin nos soldats qui chancelaient et perdaient pied. En même temps, un corps de Bructères s’élance de la digue qui s’avançait dans le Rhin et arrive à la nage. Le désordre se mit en cet endroit. Les cohortes alliées pliaient déjà, quand les légions, succédant au péril, réprimèrent l’audace de l’ennemi et rétablirent le combat. Sur ces entrefaites un déserteur batave aborde Cérialis, lui offrant, disait-il, un moyen sûr de tourner l’ennemi ; « c’était d’envoyer de la cavalerie par l’extrémité du marais : elle y trouverait un terrain solide, et les Gugernes, chargés de ce poste, étaient peu sur leurs gardes. » Deux ailes de cavalerie envoyées avec le transfuge surprennent les barbares et les enveloppent. Au cri par lequel on connut ce succès, les légions chargèrent par devant, et les Germains repoussés regagnèrent précipitamment le Rhin. Cette journée eût terminé la guerre, si la flotte romaine se fût hâtée d’arriver. La cavalerie même ne pressa pas les vaincus, à cause d’une pluie subite et de la nuit qui approchait.

XIX. Le lendemain, la quatorzième légion fut envoyée à Gallus Annius dans la Germanie supérieure. Ce vide fut rempli dans l’armée de Cérialis par la dixième, qui arrivait d’Espagne. Il vint à Civilis un renfort de Cauques. N’osant toutefois défendre par les armes la ville des Bataves, il enleva tout ce qui pouvait s’emporter, brûla le reste et se retira dans l’île. Il savait que les Romains manquaient de bateaux pour faire un pont, et que sans pont l’armée ne passerait pas. II rompit même la digue construite par Drusus[1] ; et, en écartant l’obstacle qui retenait les eaux, il abandonna le Rhin à la pente naturelle qui l’entraîne vers la Gaule. Le fleuve ainsi jeté hors de son lit, il resta entre l’île et la rive germanique un si faible courant que les deux terres semblaient se tenir… Avec lui passèrent le Rhin Tutor, Classicus et cent treize sénateurs de la cité des Trévires, entre autres Alpinus Montanus, qu’Antoine, comme nous l’avons dit plus haut, avait envoyé dans les Gaules. Montanus était accompagné de son frère Décimas Alpinus. Tous à l’envi, joignant les présents à l’intérêt qu’inspire le malheur, ramassaient des secours chez ces nations avides de périls.

XX. Il y eut donc un reste de guerre, et même assez redoutable pour qu’en un jour Civilis attaquât sur quatre points les cantonnements des cohortes, de la cavalerie et des légions : la dixième légion dans Arénacum, la seconde à Batavodurum ; les cohortes et la cavalerie à Grinnes et à Vada[2]. Il avait partagé ses troupes de manière que lui, Vérax, fils de sa sœur, Classicus et Tutor, conduisaient chacun un corps séparé. Ce n’est pas qu’il se crût sûr de réussir partout ; mais en multipliant les attaques, il espérait que le sort en favoriserait quelques-unes. « Cérialis d’ailleurs prenait peu de précautions : assailli de tant de nouvelles à la fois, courant d’un poste à l’autre, ne pouvait-il pas être enlevé sur la route ? » Le corps envoyé contre la dixième légion, jugeant que la forcer était une tâche difficile, tomba sur les soldats sortis du camp et occupés à couper du bois : cinq des premiers centurions, le préfet de camp et quelques soldats furent tués ; le reste de la légion se défendit derrière ses retranchements. Pendant ce temps une troupe de Germains s’efforçait de rompre le pont commencé à Batavodurum. Le succès était indécis, quand la nuit fit cesser le combat.

XXI. Le danger fut plus grand à Grinnes et à Vada. Vada était pressé par Civilis, Grinnes par Classicus. La résistance devenait impossible ; et les plus braves avaient succombé, entre autres Briganticus, préfet de cavalerie, dévoué aux Romains, comme nous t’avons déjà dit, et mortel ennemi de son oncle Civilis. Mais Cérialis, accourant avec une troupe choisie de cavaliers, fit changer la fortune et précipita les Germains dans le fleuve. Civilis essayait de retenir les fuyards : reconnu et assailli d’une grêle de traits, il quitte son cheval et se sauve à la nage. Vérax échappa de la même manière. Des barques vinrent chercher Tutor et Classicus. La flotte romaine ne se trouva pas encore à ce combat, quoiqu’elle eût été mandée. Elle fut retenue par la crainte du péril, jointe à ce que les rameurs étaient dispersés pour d’autres services. Il est certain que Cérialis donnait peu de temps pour exécuter ses ordres, brusque dans ses résolutions, dont il sortait d’ailleurs avec gloire. La fortune le servait, même au défaut de l’art. C’est ce qui rendait le général et l’armée moins soigneux de la discipline. Aussi, quelques jours après, échappa-t-il au danger d’être pris, sans échapper au blâme de s’y être exposé.

XXII. Étant allé à Novésium et à Bonn pour visiter les quartiers d’hiver que l’on y construisait aux légions, il revenait par eau ; les soldats marchaient éparpillés ; la garde se faisait mal : les Germains s’en aperçurent et préparèrent une surprise. Ils choisissent une nuit sombre et nébuleuse, s’abandonnent au courant du fleuve, et pénètrent sans obstacle dans les retranchements. Leurs premiers coups furent aidés par la ruse : ils coupent les attaches des tentes, et massacrent nos soldats enveloppés sous leurs propres pavillons. D’autres mettent le désordre parmi les navires, y jettent des cordes, et les entraînent. Silencieux pour surprendre, ils n’eurent pas plutôt commencé le carnage, qu’afin d’augmenter la terreur ils remplirent tout de leurs cris. Les Romains, réveillés par les blessures, cherchent leurs armes, se précipitent dans les rues du camp, peu en équipage de soldat, la plupart ayant leur vêtement roulé autour du bras et leur épée à la main. Le chef, à moitié endormi, presque nu, fut sauvé par l’erreur des barbares : reconnaissant au drapeau du commandement la galère prétorienne, ils crurent que le général était dessus et l’enlevèrent. Cérialis avait passé la nuit ailleurs, dans les embrassements, à ce qu’on dit alors, d’une femme ubienne, Claudia Sacrata. Les sentinelles cherchèrent dans la honte du général une excuse à leur faute : « Il leur avait, disaient-ils, commandé le silence, pour que rien ne troublât son repos. Ainsi les signaux et les appels étant suspendus[3], eux aussi étaient tombés dans le sommeil. » Il était grand jour quand les ennemis remontèrent le Rhin sur les vaisseaux qu’ils avaient pris. Ils tirèrent dans la Lippe la galère prétorienne, et l’offrirent à Véléda.

XXIII. Civilis eut l’ambition de montrer une flotte en bataille. Il arma ce qu’il avait de navires à un et à deux rangs de rames ; il y joignit une grande quantité de barques, équipées en liburniques et montées de trente à quarante hommes. Des sayons de couleurs variées tenaient lieu de voiles et présentaient, tout en aidant la marche, un coup d’œil assez beau. Il choisit le lieu où, spacieuse comme une mer, la Meuse reçoit les eaux du Rhin et les verse dans l’Océan[4]. Le but de cet armement, outre la vanité naturelle à ces barbares, était de fermer passage aux convois qui nous viendraient de la Gaule. Cérialis, plus surpris qu’effrayé, s’apprête au combat. Sa flotte était moins nombreuse, mais supérieure par l’expérience des chiourmes, l’art des pilotes et la grandeur des vaisseaux. Le courant était pour elle ; l’ennemi avait le vent en poupe. Bientôt les deux flottes, essayant l’une sur l’autre une décharge de traits, se croisent et se séparent. Civilis, sans rien oser désormais, se retira de l’autre côté du Rhin. Cérialis porta le ravage dans l’île des Bataves, épargnant, par une politique connue à la guerre, les terres et les maisons de ce chef. Sur ces entrefaites arriva le déclin de l’automne ; et le fleuve, gonflé par des pluies abondantes, se répandit sur la surface basse et marécageuse de l’île, qui bientôt ne fut plus qu’un lac. La flotte était loin et les provisions manquaient. Les camps, situés sur un terrain plat, étaient bouleversés par la violence des eaux.

XXIV. On eût pu alors, à en croire Civilis, écraser nos légions ; et les Germains le voulaient, s’il ne les en eût détournés par adresse. Au moins il s’en donna le mérite ; et le fait n’est pas dénué de vraisemblance, puisque sa soumission suivit peu de jours après. Cérialis offrait, par de secrets émissaires, la paix aux Bataves, le pardon à Civilis ; et en même temps il exhortait Véléda et ses proches « à se délivrer d’une guerre si féconde en revers, en méritant par un service rendu à propos la reconnaissance du peuple romain. » Il leur montrait « les Trévires taillés en pièces, les Ubiens reconquis, les Bataves chassés de leurs foyers. Eh ! que leur avait produit l’amitié de Civilis, que blessures, déroutes, funérailles ! Lui-même, fugitif et banni, était un fardeau pour qui le recevait. Ils étaient assez coupables d’avoir tant de fois passé le Rhin ; s’ils remuaient encore, l’injure et les torts seraient d’un côté, de l’autre la vengeance et les dieux. »

XXV. Aux menaces on joignait les promesses. Quand la foi des Germains fut ébranlée, des rumeurs s’élevèrent jusque parmi les Bataves. « Pourquoi s’opiniâtrer si longtemps à sa ruine ? Une seule nation ne peut affranchir l’univers. Qu’a-t-on gagné à détruire des légions par le fer et le feu, sinon d’en faire accourir en plus grand nombre et de plus fortes ? Si c’est pour Vespasien qu’ils ont fait la guerre, Vespasien est empereur ; si c’est le peuple romain que provoquent leurs armes, que sont les Bataves dans l’immensité du genre humain ? Qu’ils regardent les Rhètes et les Noriques ; qu’ils pèsent les charges des autres alliés. Eux du moins, ce ne sont pas des tributs, mais du courage et des hommes qu’on leur demande. C’est presque être libres ; et, s’il faut choisir des maîtres, il est plus honorable d’obéir aux princes des Romains qu’aux femmes de Germanie. » Ainsi parlait le vulgaire ; les grands s’exprimaient avec plus de violence : « C’était, disaient-ils, la rage de Civilis qui les avait précipités dans la guerre. Cet homme, pour venger ses maux domestiques, avait sacrifié sa patrie. Oui, la colère des dieux s’est déclarée sur les Bataves, mais c’est lorsqu’ils ont assiégé les légions, massacré les généraux, entrepris une guerre nécessaire à un seul, funeste à tous les autres. Plus de ressource, s’ils n’ouvrent les yeux et ne font, par la punition d’une tête coupable, l’aveu public de leur repentir. »

XXVI. Cette disposition des esprits ne put échapper à Civilis, et il résolut d’en prévenir les suites. A l’ennui de ses maux se joignait l’espérance de la vie, qui brise quelquefois les plus fermes courages : il demanda une entrevue. Le pont du Nabal fut coupé par le milieu, et les deux chefs s’étant avancés jusqu’à l’endroit de la rupture, Civilis commença de la sorte : « Si j’avais à me justifier devant un lieutenant de Vitellius, il ne devrait ni pardon à ma conduite, ni foi à mes paroles. Tout était entre nous haine et hostilités ; et, s’il en donna le signal, j’en aggravai la violence. Pour Vespasien, il eut toujours mes respects ; quand il était homme privé, on nous appelait amis. Ces faits sont connus d’Antonins Primus, dont les lettres m’excitaient à la guerre, pour empêcher les légions germaniques et les milices gauloises de passer les Alpes. Pressé par les messages d’Antoine, par la voix d’Hordéonius, j’ai pris les armes en Germanie, comme en Syrie Mucien, Aponius en Mésie, Flavianus en Pannonie… »

  1. C’est la digue dont Tacite parle, Annales, liv. XIII, ch. liii ; elle servait à contenir le Rhin sur la rive gauche.
  2. D’Anville place Vada vis-à-vis de Rhénen, Grinnes aux environs de Tiel, Arénacum à Aërt, et Batavodurum à Wick-te-Durstede.
  3. Les sentinelles se demandaient de temps en temps le mot d’ordre, et s’appelaient pour prévenir la surprise et le sommeil.
  4. Tacite prend le tout pour la partie, le Rhin pour le Vahal, qui en est un bras et qui se jette dans la Meuse, dont l’embouchure immense forme une espèce de mer.