Scrupules
Flammarion, .
LE VOLEUR
LE VOLÉ
LE COMMISSAIRE DE POLICE
LE VALET DE PIED
Scène première
Cela n’a pas été sans peine… (Se baissant pour ramasser le morceau de verre.) Heureusement que le tapis est épais et qu’il étouffe le bruit… On n’a rien entendu…
Ce n’est pas sûr… Je tremble comme une pauvre petite feuille…
Dieu… qu’il fait noir !…
Faut-il allumer la lanterne sourde ?…
Inutile… Il y a l’électricité ici… (S’orientant.) Voyons, la cheminée doit être à gauche… si je me souviens bien…
Elle est à gauche sur le plan… par conséquent, elle est à droite ici…
Voyons… voyons… (Il avance, sur la pointe des pieds, en étendant le bras. Au valet.) Prends garde… ne heurte rien… C’est plein de bibelots…
J’aimerais mieux être perdu dans une forêt, la nuit… dans une grand forêt… (Arrivé près de la cheminée.) Ah… voilà !…
Quoi ?
La cheminée…
Tu dois trouver un bouton électrique… Fais la lumière… Fiat lux…
Comment Monsieur peut-il plaisanter dans de pareils moments ?… Monsieur ne craint pas ?…
Mais non… mais non… dépêche-toi… (Le valet tourne l’interrupteur, la pièce s’éclaire. Ils regardent autour d’eux, le valet tremblant, le voleur avec une expression satisfaite.) Très chic !… c’est bien cela…
Monsieur !… Monsieur !…
Quoi ?
Là… Vous n’avez pas entendu ?…
Tu es stupide…
Ah ! Monsieur… tout cela finira très mal.
Allons… pose la valise sur la canapé… (Il va écouter à la porte.) Il dort profondément… et même il ronfle…
Il ronfle… Monsieur voit que j’ai entendu quelque chose…
Maintenant… travaillons… (Regardant la pendule.) Cinq heures et demie… Déjà !… Nous n’avons que le temps…
Car il y a à faire ici… Mazette !…
Et je me suis attardé, bêtement, au cercle, cette nuit.
Et pour prendre une culotte énorme… Ah ! Monsieur n’est vraiment pas raisonnable…
Ne crains rien… Nous allons la réparer ici…
Si Monsieur avait voulu être raisonnable… il y a longtemps, déjà, que Monsieur se serait retiré des affaires, avec un beau sac.
L’inaction me pèse… J’aime la lutte… Je suis encore trop jeune… que diable ?
Enfin !… (Il ouvre la valise.) Travaillons… luttons…
Fais bien attention… De la précision… de la délicatesse… du sang-froid surtout…
Enfin !… (Tirant de la valise un révolver qu’il pose sur la table.) D’abord ceci…
Oh ! je déteste me servir de ces instruments.
Et cela…
À la bonne heure… Allons, dépêchons-nous… (Du regard, il fait le tour de la pièce.) Toi… ouvre ce médailler, et emballe, dans la valise, la collection de médailles… Elle est fort curieuse, et vaut très cher, paraît-il… (Il enlève son pardessus.) Moi, je vais visiter ces tiroirs… (Il s’assied devant la table et ouvre les tiroirs doucement, au moyen d’une pince-monseigneur… tout en travaillant) Si j’en crois mon indicateur… il y a… là-dedans… de quoi devenir honnête homme… le reste de sa vie…
Et se retirer à la campagne… dans une petite maison… avec un petit jardin… Quel rêve, Monsieur, quel rêve !… Ah !… la campagne… le seuil des portes, le soir… les margelles des puits… les bonnes odeurs de foin… Être marguillier… conseiller municipal… (Avec admiration.) répartitaire…
De la rente russe… très bien… De la rente hongroise… De la rente espagnole… Des chemins de fer italiens… Des tramways de Berlin… Ça ne m’étonne plus qu’il soit si nationaliste… Ah ! des liasses de billets de banque… français, ceux-là… Vive la France !… (Il les entasse sur la table.) Nous compterons plus tard…
Monsieur… des lettres !… (Il les flaire.) Des lettres de femmes… Chouette !
Tâche donc de te débarrasser de ces expressions vulgaires… et laisse ces lettres…
Mais, Monsieur… ça pourrait être une mine…
Laisse ces lettres… Tu sais qu’il n’y a rien que je déteste autant que le chantage… C’est malpropre et lâche. Soyons corrects et restons gentlemen… Tiens, prends ceci… (Le valet prend titres et billets.) Dans la valise… La monnaie pour toi…
Merci, Monsieur… Ah ! c’est sûr que Monsieur est un vrai gentleman…
Elle est très jolie… (Il la considère en connaisseur.) elle est admirable… Je la crois de Pajou… Dans la valise… et délicatement, hein ?… Ces tabatières… voyons ?… (Il les examine, une à une.) Ravissantes… Quelle délicieuse époque !… Dans la valise !… Non… pas celle-ci… elle est moderne… (Il se lève.) Eh bien, mais… tout cela n’est pas mal… On ne m’avait pas trompé… (Il marche dans la pièce, inspectant les bibelots devant la cheminée.) Eh mais… voilà une pendule… une merveilleuse pendule… Sacristi… De tout premier ordre… Elle vaut celle de Monsieur de Camondo… Oh ! ces petites figures… quels chefs-d’œuvre !… Et ce perlé !… Moi aussi, je pourrais fort bien la léguer au Louvre… Dans la valise !… C’est pour la France… (Le valet transporte la pendule… Continuant de marcher dans la pièce.) Il a du goût… il n’y a pas à dire… Comme c’est charmant et rare… un homme qui a du goût !…
Dépêchons-nous, Monsieur… voilà qu’il est bientôt six heures…
Oui… oui… (Il veut tirer un tiroir du bureau-vitrine… Ce tiroir résiste… il tire plus fort… le vase, qui est dessus, chancelle et tombe, et se brise sur le tapis avec un grand bruit.) Patatras !…
Nom de Dieu !…
Imbécile que je suis !…
Monsieur ?…
Quoi ?…
On a marché dans la chambre… J’entends des pas dans la chambre…
Tais-toi… (Un petit silence.) Mais non…
Mais si, Monsieur… Mais si…
Il n’entend rien…
Monsieur… Je vous dis qu’on marche dans la chambre… Fuyons !…
Ah ! sacristi !… C’est vrai…
(Il veut fuir aussi… Mais la porte s’ouvre, et un homme en chemise de nuit, les jambes nues, apparaît dans le rectangle de la porte, et s’arrête.)
Trop tard… Nous somme pris… Mon Dieu !…
Allons !… de l’estomac… et du chic !…
Scène II
Monsieur !…
Je vous dérange peut-être ?…
Nullement…
Ah ! tant mieux…
Entrez donc, Monsieur, je vous en prie…
Vous êtes bien aimable…
Excusez-moi de vous avoir si maladroitement réveillé… Mais ce n’est pas tout à fait de ma faute… Vous avez, Monsieur, des bibelots bien sensitifs, vraiment, et que l’approche de la plus légère pince-monseigneur fait tomber aussitôt en pâmoison… (Il rit discrètement… Sur un ton précieux.) Je crois qu’ils sont atteints, eux aussi, de la maladie du siècle… et qu’ils sont neurasthéniques… comme tout le monde…
Mon Dieu !… il ne faut pas leur en vouloir… C’est bien naturel, avouez-le… ils sont si vieux !…
Certainement…
À qui ai-je l’honneur de parler ?…
Mon Dieu ! Monsieur, mon nom vous serait, peut-être, en ce moment… une trop vive surprise…
Ah !… Je n’insiste pas…
D’ailleurs, ne pensez-vous point qu’il vaut mieux réserver pour une occasion moins étrange… et qui ne peut manquer de se produire… une présentation que je souhaite… régulière et prochaine…
Comme vous voudrez…
Et que… je puis vous l’avouer… je ne cherchais nullement aujourd’hui…
Fort bien…
Je désirerais… si vous y consentiez… garder le plus strict incognito… jusqu’à nouvel ordre…
C’est tout naturel…
Entre galants hommes… les choses s’arrangent toujours le mieux du monde…
Croyez bien que… de mon côté…
Je n’en doute pas…
Oui… mais ceci ne m’explique point…
Ma présence, chez vous, à une heure aussi insolite et… (montrant les tiroirs ouverts.) dans ce désordre matinal ?…
Précisément… Et je vous saurais gré… si vous n’y voyez pas… toutefois… d’indiscrétion…
Aucune indiscrétion… Bien au contraire, vous assure… Votre curiosité est fort légitime, et je ne songe pas, le moins du monde, à m’y soustraire… Vous m’êtes très sympathique, Monsieur…
Mille grâces !
Extrêmement sympathique… Vous avez un goût exquis… exquis…
Vous me flattez…
Du tout… Je dis la vérité… Et par ces temps de modern-style… le goût est une chose si rare !… Oh !… je m’y connais…
Je vois, en effet, que nous aimons les mêmes choses… C’est charmant…
N’est-ce pas ?… C’est un lien… moral… une solidarité, si j’ose dire… Mais… pardon… Puisque vous désirez… et j’en suis moi-même ravi… que nous fassions un petit bout de causerie… ne pensez-vous pas… qu’il serait prudent à vous… de passer un vêtement de chambre ?… Votre déshabillé me navre… Il fait froid, ici… et l’on a, si vite, attrapé cette maudite grippe…
Vous avez raison… Veuillez donc m’excuser… Une minute… (Fausse sortie, revenant.) D’ailleurs, il me déplairait fort être avec vous en reste de franchise et de politesse.
Monsieur…
Et je me vois forcé de faire prévenir le commissaire de police de votre présence dans son quartier… Oh !… pour le principe.
Faites, Monsieur… faites…
Pour le principe, seulement… Je suis à vous…
Scène III
Pas de chance… Sapristi… que c’est embêtant !…
Ah !… je l’avais bien dit à Monsieur… Cette fois, c’est fini… (Suppliant.) Allons-nous-en, Monsieur… Par pitié… allons-nous-en !…
Tu es fou…
Il nous laissera peut-être partir… C’est un original… Il ne me semble pas méchant homme… Mais pour Dieu, Monsieur, allons-nous-en d’ici !
Trêve de jérémiades… Remets en place tous les objets que nous avons pris… C’est à recommencer… voilà tout…
Monsieur est le diable… L’argent aussi ?
L’argent aussi… Il y a des moments où il faut savoir faire des sacrifices.
Et la monnaie ?… Ma monnaie ?
La monnaie aussi…
Ah ! Monsieur !… Monsieur !… (Tout en retirant les objets de la valise.)… Adieu, campagne !… adieu, veaux, vaches… (Avec un peu de colère.) cochons !…
Te tairas-tu ?…
Avec son instruction et son intelligence, Monsieur aurait si bien pu, dans une bonne place ou dans une belle affaire, voler les autres, sans danger… comme beaucoup d’honorables personnes que nous connaissons, Monsieur et moi… et qui sont si tranquilles… et qu’on décore… Ah ! Monsieur n’est pas raisonnable…
Scène IV
Laissez… laissez… je vous en prie… Ne vous donnez pas cette peine… Mon valet de chambre rangera cela tout à l’heure…
Mais…
Il a l’habitude…
Nous aussi…
Cela ne fait rien… (Il avance un siège, en prend un. Le valet de pied se retire au fond du théâtre, la tête dans les mains.)… Maintenant, Monsieur… je vous écoute…
Avant de commencer mon récit, je pourrais, Monsieur, comme tout bon héros de roman ou de théâtre… je pourrais me recueillir, selon les rites du métier, et revivre ma vie… « Alors, il revécut sa vie… » Eh bien, non, Monsieur, j’éviterai cette banalité.
Je vous remercie…
J’irai droit au but… (Un petit silence.) Monsieur… je suis un voleur… (Assentiment du volé.) un voleur professionnel… (Nouvel assentiment) disons le mot… bien qu’il sonne très mal aux oreilles délicates… un cambrioleur… Je vois, d’ailleurs, que vous l’aviez deviné…
Parfaitement…
Cela fait honneur à votre perspicacité…
L’habitude de la psychologie…
Donc, je suis un voleur… Je ne me suis décidé à embrasser cette position sociale qu’après y avoir mûrement réfléchi et avoir constaté que, dans les temps troubles où vivions, elle était encore la plus franche, plus honnête de toutes…
Le paradoxe est joli… Mais ce n’est qu’un paradoxe.
Vous allez voir…
D’ailleurs, j’aime assez le paradoxe…
Le vol, Monsieur, — et je dis le vol, comme je dirais le commerce, le barreau, l’industrie, la littérature, la peinture, la finance, la médecine — le vol fut une carrière décriée, parce que tous ceux qui s’y destinèrent jusqu’ici n’étaient que d’odieuses brutes, de répugnants vagabonds…, des gens sans discernement, sans éducation et sans élégance… des gens qu’on ne peut vraiment pas recevoir chez soi…
Je vous concède cela…
Or, je prétends lui redonner un lustre auquel il a droit et faire du vol une carrière libérale, honorable et enviée…
Vous y aurez du mal…
Peut-être… comme tous les initiateurs… Mais j’y arriverai…
Cette confiance vous honore… Après tout, il faut s’attendre à bien des choses, aujourd’hui… Voyons !…
Ne nous payons pas de mots, Monsieur… Pas de romantisme, si vous le voulez bien… Envisageons la vie telle qu’elle est dans sa réalité générale et… quotidienne… Le vol est l’unique préoccupation de l’homme…
Permettez… Et l’amour ?…
Sans doute… Mais pour conquérir l’amour, et pour l’orner de toutes les beautés qui lui sont indispensables, il faut le payer… de quelque manière que ce soit… Or, qui dit payer… dit voler… (Le monsieur fait un geste de dénégation.)
Amusant, mais spécieux…
Ne vous récriez pas… et faites-moi la grâce de me suivre… On ne choisit une profession — n’importe laquelle, remarquez bien — que parce qu’elle nous permet, nous autorise, nous oblige même de voler — plus ou moins — mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un… Vous avez l’esprit trop avisé… vous savez trop bien ce que cache le fallacieux décor de nos vertus et de notre honneur, pour que je sois forcé d’appuyer mon dire d’exemples probatoires et de concluantes énumérations…
Je vous trouve un peu exclusif…
Mais vous-même, Monsieur ?…
Moi ?…
Parfaitement… Vous dont la réputation d’intégrité est universelle… vous qui êtes une de nos personnalités les plus parisiennes et les plus respectées, n’avez-vous pas été boursier jadis…, puis collectionneur ?… N’êtes-vous pas maintenant philanthrope ?… Et voulez-vous me dire ce qu’une fortune comme la vôtre, acquise en ces trois métiers, représente d’actes inqualifiables… de compromissions immorales… de… canailleries sournoises… ou violentes ?…
Mon Dieu… à un certain point de vue… il y a peut-être du vrai… Évidemment… En nous plaçant sur le terrain d’une philosophie étroite… ou d’un idéal sublime, ce qui est la même chose… cela peut se soutenir…
Notez que je ne vous connais pas… Je ne sais rien de votre vie… Mais je généralise et je dis qu’un homme, par le fait seul qu’il gagne de l’argent… le vole…
Ce n’est peut-être qu’une question de dictionnaire… en effet…
Vous voyez bien… Mais ne parlons que de ce qui me concerne… Je serai très bref, d’ailleurs…
Oh ! ne vous gênez pas…
J’ai débuté dans le haut commerce… Les sales besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies…, les faux poids…, les coups de bourse…, les accaparements répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse… à ma nature franche… empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules. Je quittai le commerce pour la finance…
C’était, Monsieur, permettez-moi de vous le dire, tomber de Charybde en Scylla… ou, si vous aimez mieux… échanger votre commerce borgne… contre une finance aveugle…
Sans doute… Aussi la finance me dégoûta tout de suite… Je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers… de faux métaux… à organiser de fausses mines, de faux isthmes, et de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente ou soudaine de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus, et à la légalité de combinaisons extorsives… me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon caractère, ennemi du mensonge… Je songeai alors au journalisme…
De mieux en mieux…
Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués…, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, il est fort pénible, pour des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être les esclaves de sots ignorants ou grossiers, dont la plupart ne savent ni lire ni écrire, sinon leurs signatures, au bas de quittances ignominieuses… Oh ma foi, non ! Alors… je crus que la politique…
Ha !… Ha !… Ha !…
C’est cela… n’en disons pas autre chose… (Le rire calmé.)… Ensuite, je voulus devenir un homme du monde… un véritable homme du monde… ce que nous appelons un homme du monde professionnel…
Situation bien encombrée aujourd’hui… et bien précaire.
Oui… mais… tant vaut l’homme… tant vaut la place. Je suis joli garçon… j’ai de la séduction naturelle et acquise… la pratique du sport… une santé de fer… de l’esprit…
Oh ! l’esprit… c’est plutôt gênant…
Assez d’esprit, je crois… pour simuler merveilleusement tous les divers genres de stupidité et de médiocrité nécessaires à une telle fonction. De l’esprit à rebours, si j’ose dire…
Il en faut beaucoup…
J’en ai beaucoup… J’ai aussi le goût des choses traditionnelles… des relations étendues, la connaissance approfondie des codes de l’honneur… Un peu maquignon, un peu tapissier, duelliste heureux, arbitre plein de subtilité, joueur impassible et chanceux, rien ne m’était si facile que de me faire recevoir d’un cercle coté, d’être invité un peu partout… de faire la navette entre le bureau de l’homme d’affaires et le cabinet de toilette d’une femme à la mode, être le rabatteur de l’un et le pourvoyeur de l’autre… Seulement, voilà… j’avais trop de scrupules…
Évidemment…
Tricher au jeu ; aux courses, tirer un cheval ; meubler de jeunes cocottes, en démeubler de vieilles ; vendre mon nom, mes influences au profit d’un nouveau Kina, d’un banquier douteux, d’une chemisier réclamiste, d’un fabricant d’automobiles, d’un étranger millionnaire, ou d’une jolie femme ?… Être de la Patrie-Française et du Tir aux pigeons… vanter les romans de M. Bourget, les pièces de M. de Massa, les manifestes de M. le duc d’Orléans, et défoncer sur les hippodromes les chapeaux de M. Loubet ?… Ma foi, non !… Je reconnus, tout de suite, que ce serait au-dessus de mes forces.
Ah ! dame ! ça n’est pas une sinécure.
À qui le dites-vous… Bref, j’épuisai ainsi tout ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions honorées et de respectables carrières, à un jeune homme intelligent et délicat, comme je suis…
Et psychologue…
Si vous voulez… Je vis clairement que le vol — de quelque nom qu’on l’affuble — était le but unique et l’unique but de toutes les activités humaines… mais combien dissimulé… combien déformé, par conséquent, combien plus dangereux !… Je me fis donc le raisonnement suivant : « Puisque l’homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu’il le pratiquât loyalement et qu’il n’entourât pas son naturel désir de s’approprier le bien d’autrui, d’excuses décoratives, de qualités somptueuses, dont la parure euphémique ne trompe plus personne aujourd’hui… » Et tous les jours, je volai… Je volai honnêtement… Je pénétrai, la nuit, avec effraction, dans les intérieurs riches… je prélevai, une fois pour toutes, sur les caisses des autres, ce que je juge nécessaire à mes besoins matériels, intellectuels et sentimentaux… au développement de ma personnalité humaine… pour parler comme les philosophes… Cela me demande quelques heures, entre une causerie au club, et un flirt au bal… Hormis ce temps, je vis comme tout le monde… mieux que tout le monde… et, quand j’ai fait un bon coup, je suis accessible à toutes les générosités…
Vous êtes heureux ?
Autant qu’on peut l’être dans une société mal faite, où tout vous blesse, et qui ne vit que de mensonge. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ma conscience délivrée ne me reproche plus rien… car de tous les êtres que j’ai connus, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées et adapté hermétiquement sa nature, à la vraie signification de la vie… (Avec une mélancolie souriante.) si tant est que la Vie ait une signification…
Ah !… voilà !…
En somme, la vie n’a que la signification que chacun veut bien lui donner.
Peut-être… Ce qui reviendrait à dire qu’à force d’en avoir beaucoup, elle n’en a plus du tout…
Tout cela est bien compliqué…
Enfin… vous êtes presque un apôtre ?…
Mon Dieu, oui… Un apôtre… un peu désabusé…
Rôle dangereux, parfois… Les apôtres finissent souvent très mal…
Il y en a qui deviennent ministres, c’est vrai… Que voulez-vous ?… Mais il y a des compensations… de jolies surprises…
Des aventures romanesques… galantes ?… Des femmes… des petites femmes ?
Quelquefois… (Avec fatuité.) souvent…
Ne pourriez-vous me raconter ?… J’adore les histoires de femmes…
Et le secret professionnel, Monsieur !…
Oh ! sans mettre les noms…
Eh bien… celle-ci, entre autres… Non la plus curieuse en fait… mais la plus récente en date… L’avant-dernière nuit… je m’étais introduit dans l’appartement d’une très jolie petit cocotte… Je savais… autant qu’on peut savoir ces choses… qu’elle devait coucher seule… exceptionnellement cette nuit-là… Et j’avais déjà rempli ma valise de nombreux bijoux et d’objets de prix… quand… tout coup, — que s’était-il passé ?… avais-je fait trop de bruit ? — la porte de la pièce où je travaillais s’ouvrit… et… bouleversée… terrifiée… les cheveux épars, à demi-nue sous ses dentelles… la jolie cocotte apparut…
Comme moi, tout à l’heure ?
Ai-je besoin de vous dire, cher Monsieur, sans vouloir vous désobliger par une comparaison qui, en somme, n’a rien d’offensant pour vous… que ce fut un moment mille fois plus beau, mille fois plus émouvant, que celui… où vous m’apparûtes… nu aussi ?…
N’insistez pas, Monsieur… Je n’ai pas les mêmes prétentions et les mêmes ressources que cette dame… Continuez, je vous prie… Brune ?…
Rousse…
La couleur que j’aime…
Elle était adorablement désirable ainsi… Sa beauté… le désordre de sa toilette… son épouvante… et le reste… tout cela m’excita au plus haut point… Instantanément l’amoureux se substitua en moi au voleur : « Grâce, grâce !… par pitié !… Ne me tuez pas… tout ce que vous voudrez… mais ne me tuez pas ! » Je tombai aux pied de cette femme charmante et dévêtue… Je la suppliai de nne rien craindre de moi : « Ô ta bouche !… tes seins !… tes yeux !… tes cheveux !… » Et je l’entraînai… toute frissonnante, dans sa chambre…
Ah ! Ah !… j’adore les histoires de femmes. Alors ?
Le lendemain matin, elle ne voulait pas me laisser partir… Et elle me disait, avec une reconnaissance infinie : « Au moins, toi, mon chéri… tu ne les coupes pas en morceaux… au contraire… » Mais, j’en ai eu d’autres encore plus curieuses.
Mes compliments… (Rêveur.) Ah ! vous avez de la chance…
J’ai de la logique…
Votre métier a du bon… évidemment il a des risques…
Oh ! quand on l’exerce avec intelligence… avec discrétion…
N’importe… Il a des risques… Mais il a aussi du bon…
Essayez-en…
Oh ! recommencer une carrière ?… Je suis trop vieux… Les plis sont pris… C’est impossible… (Il se lève.)
C’est dommage…
Croyez que je le regrette… (Regardant la fenêtre par où le jour est plus clair entre les lames des persiennes). Mais voici… le jour qui vient… (Bruit dans la coulisse.) et j’entends non pas l’alouette, mais ce qui est infiniment moins poétique… j’entends le commissaire de police… C’est un homme charmant… (Entre le commissaire d’un coup de vent.) Je l’avais oublié… (Au commissaire de police.) Bonjour, Monsieur le commissaire de police
Scène V
Qu’y a-t-il, cher Monsieur… Qu’y a-t-il ?… Que vous arrive-t-il ?…
Oh ! pas grand-chose, Monsieur le commissaire…
Comment ?
Pour mieux dire… rien du tout…
Rien du tout ?… Mais, cher Monsieur, on ne dérange pas un commissaire de police pour rien du tout… (Il regarde autour de lui.) Et ces tiroirs ouverts… ces objets épars… ces meubles forcés ?… Un cambriolage ?…
Une expertise… Et ce sont choses tellement semblables qu’au premier moment j’ai pu m’y tromper, comprenez-vous ?…
Je ne comprends rien du tout…
Ni moi non plus. (Désignant le voleur.) Ni Monsieur non plus, je suppose… (Assentiment du voleur.) Ah ! Monsieur le commissaire… en général, les hommes comprennent fort peu de chose à ce qui leur arrive… Sans ça… les hommes seraient des dieux…
Vous êtes étrange, Monsieur… et je ne vous reconnais pas… Tout cela est fort étrange… Alors, pourquoi m’avez-vous dérangé ?…
Pour le principe… pour le principe, seulement…
LE COMMISSAIRE impatienté. Au diable !
C’est cela… (Il le reconduit doucement.)… Au revoir, Monsieur.
Mais, Monsieur ?
Au revoir, au revoir… (Sort le commissaire.)
Scène VI
Non seulement vous avez un goût exquis… mais vous avez un tact… un tact !…
Mon Dieu !… cela se tient…
En vérité… je ne sais comment vous remercier…
Du tout… du tout… Le plaisir est pour moi…
Vous exagérez… Je ne voudrais pas abuser plus longtemps d’une hospitalité dont je sens, Monsieur, tout le prix… et dont je garderai un souvenir exceptionnel… croyez-le bien…
Malheureusement, les souvenirs se suivent et ne se ressemblent pas… Me ferez-vous le plaisir de partager mon petit déjeuner du matin ?
Merci, Monsieur… Je ne pourrais.
Et pourquoi donc ?
Voici qu’il est presque huit heures… Et je suis en habit… C’est fort ridicule… Je ne voudrais pas vous offusquer par une telle incorrection… D’ailleurs, j’ai hâte de rentrer… on doit être inquiet, chez moi…
Mais… j’ai le téléphone… à votre disposition.
Vous êtes vraiment trop aimable… merci !…
Désirez-vous une voiture ?
Mille grâces… mon automobile m’attend à quelques maisons de la vôtre…
C’est au mieux… Une bonne marque, je pense ?…
Excellente.
Et vous faites ?
Du cent-vingt…
Vous me rassurez…
Vous permettez ?… (Appelant.) Joseph !… (Entre Joseph, qui aide son maître à remettre sa fourrure.) La valise !… (Au volé.) Au revoir, cher Monsieur… Et toutes mes excuses encore.
Alors, au revoir… (Le voleur se dirige vers la fenêtre qu’il se dispose à enjamber.)… Non… non… je ne le souffrirai pas… Par la porte… cher Monsieur… par la grande porte, si vous voulez bien ?…
C’est vrai… Excusez-moi… l’habitude !…