[go: up one dir, main page]

Aller au contenu

Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Un fou

La bibliothèque libre.
Monsieur ParentPaul Ollendorff (p. 173-188).

UN FOU

Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.

Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs intentions.

Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des larmes qui semblaient vraies.

Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands criminels.

Cela portait pour titre :


POURQUOI ?


20 juin 1851. — Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à mort ! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants ? Pourquoi ? Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes peut-être ; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer ? Faire et détruire ! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout ! Pourquoi est-ce enivrant de tuer ?

25 juin. — Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court… Un être ? Qu’est-ce qu’un être ? Cette chose animée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement ! Elle ne tient à rien, cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un grain de vie qui remue sur la terre ; et ce grain de vie, venu je ne sais d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit, c’est fini.

26 juin. — Pourquoi donc est-ce un crime de tuer ? oui, pourquoi ? C’est, au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer : il tue pour vivre et il tue pour tuer. — Tuer est dans notre tempérament ; il faut tuer ! La bête tue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence. — L’homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse ! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n’est point assez de tuer la bête ; nous avons besoin aussi de tuer l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices humains. Aujourd’hui, la nécessité de vivre en société a fait du meurtre un crime. On condamne et on punit l’assassin ! Mais comme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous nous soulageons, de temps en temps, par des guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.

Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces boucheries d’hommes ! Non. On les accable d’honneurs ! On les habille avec de l’or et des draps éclatants ; ils portent des plumes sur la tête, des ornements sur la poitrine ; et on leur donne des croix, des récompenses, des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de répandre le sang humain ! Ils traînent par les rues leurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au cœur de l’être ! Il n’est rien de plus beau et de plus honorable que de tuer !

30 juin. — Tuer est la loi ; parce que la nature aime l’éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients : « Vite ! vite ! vite ! » Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.

2 juillet. — L’être — qu’est-ce que l’être ? Tout et rien. Par la pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans l’univers !

Mais voyagez ; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien ! plus rien, rien ! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes, des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent dans les champs, qui grouillent dans les rues ; des paysans stupides sachant tout juste retourner la terre ; des femmes hideuses sachant tout juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi écrasée sur les routes. Allez aux pays des noirs, gîtés en des cases de boue ; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est rien, rien. La race est tout ? Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque d’une tribu errante du désert ? Et ces gens, qui sont des sages, ne s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue son ennemi : c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à manoir, de province à province.

Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables et inconnus. Inconnus ? Ah ! voilà le mot du problème ! Tuer est un crime parce que nous avons numéroté les êtres ! Quand ils naissent, on les inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend ! Voilà ! L’être qui n’est point enregistré ne compte pas : tuez-le dans la lande ou dans le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe ! La nature aime la mort ; elle ne punit pas, elle !

Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil ! Voilà ! C’est lui qui défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil ! Respect à l’état civil, le Dieu légal. À genoux !

L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil. Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers. C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures des mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité qui règnes dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus fort que la Nature. Ah ! ah !

3 juillet. — Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer, d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant ; de faire dedans un petit trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus, devant soi, qu’un tas de chair molle, froide, inerte, vide de pensée !

5 août. — Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient tué par le couteau, moi ! moi ! si je faisais comme tous les assassins que j’ai frappés, moi ! moi ! qui le saurait ?

10 août. — Qui le saurait jamais ? Me soupçonnerait-on, moi, moi, surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer ?

15 août. — La tentation ! La tentation, elle est entrée en moi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va ; elle se promène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci : tuer ; dans mes yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir ; dans mes oreilles, où passe sans cesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être ; dans mes jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose aura lieu ; dans mes mains, qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres, maître de son cœur et qui cherche des sensations raffinées !

22 août. — Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour essayer, pour commencer.

Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son cœur. Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le serrais plus fort ; son cœur battait plus vite ; c’était atroce et délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.

Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh ! je le tenais ; j’aurais tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge, luisant, clair, du sang ! J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le bout de ma langue ! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit oiseau ! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.

Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on sait !

Mon domestique a pleuré ; il croit son oiseau parti. Comment me soupçonnerait-il ! Ah ! ah !

25 août. — Il faut que je tue un homme ! Il le faut.

30 août. — C’est fait. Comme c’est peu de chose !

J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien, non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui mangeait une tartine de beurre.

Il s’arrête pour me voir passer et dit : « Bonjour, m’sieu le président. »

Et la pensée m’entre dans la tête : « Si je le tuais ? »

Je réponds : — Tu es tout seul, mon garçon ?

— Oui, M’sieu.

— Tout seul dans le bois ?

— Oui, M’sieu.

L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchai tout doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je le saisis à la gorge… Je le serre, je le serre de toute ma force ! Il m’a regardé avec des yeux effrayants ! Quels yeux ! Tout ronds, profonds, limpides, terribles ! Je n’ai jamais éprouvé une émotion si brutale… mais si courte ! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se tordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.

Mon cœur battait, ah ! le cœur de l’oiseau ! J’ai jeté le corps dans le fossé, puis de l’herbe par-dessus.

Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose ! Le soir, j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soirée chez le préfet. On m’a trouvé spirituel.

Mais je n’ai pas vu le sang ! Je suis tranquille.

30 août. — On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin. Ah ! ah !

1er septembre. — On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent.

2 septembre. — Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré ! Ah ! ah !

6 octobre. — On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait le coup. Ah ! ah ! Si j’avais vu le sang couler, il me semble que je serais tranquille à présent !

10 octobre. — L’envie de tuer me court dans les moelles. Cela est comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingt ans.

20 octobre. — Encore un. J’allais le long du fleuve, après déjeuner. Et j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin.

Je la pris, je revins ; je la levai comme une massue et, d’un seul coup, par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh ! il a saigné, celui-là ! Du sang rose, plein de cervelle ! Cela coulait dans l’eau, tout doucement. Et je suis parti d’un pas grave. Si on m’avait vu ! Ah ! ah ! j’aurais fait un excellent assassin.

25 octobre. — L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.

26 octobre. — Le juge d’instruction affirme que le neveu est coupable. Tout le monde le croit par la ville. Ah ! ah !

27 octobre. — Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’on a tué son oncle pendant son absence ! Qui le croirait ?

28 octobre. — Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la tête ! Ah ! ah ! La justice !

15 novembre. — On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait hériter de son oncle. Je présiderai les assises.

25 janvier. — À mort ! à mort ! à mort ! Je l’ai fait condamner à mort ! Ah ! ah ! L’avocat général a parlé comme un ange ! Ah ! ah ! Encore un. J’irai le voir exécuter !

10 mars. — C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est très bien mort ! très bien ! Cela m’a fait plaisir ! Comme c’est beau de voir trancher la tête d’un homme ! Le sang a jailli comme un flot, comme un flot ! Oh ! si j’avais pu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge ! Ah ! si on savait !

Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose pour me laisser surprendre.

. . . . . . . . . . . . . . .

Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sans relater aucun crime nouveau.

Les médecins aliénistes à qui on l’a confié, affirment qu’il existe dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi redoutables que ce monstrueux dément.