Le Nouveau Plan d’études
Le conseil supérieur de l’instruction publique, institué par la loi du 27 février 1880, a fini ses deux premières sessions. Avant de naître, il avait fait beaucoup parler de lui et soulevé de violens débats dans les journaux et dans les chambres ; il est probable qu’à propos des décisions qu’il a prises et du plan d’études qu’il vient d’établir, les discussions vont recommencer. Comme il a essayé d’être modéré et de tenir le milieu entre les opinions extrêmes, il est à craindre qu’il ne contente tout à fait personne. On l’accusera en même temps d’avoir été téméraire et timide ; tandis que d’un côté on prétendra qu’il a trop conservé, on lui reprochera de l’autre d’avoir tout détruit. Il importe donc de savoir ce qu’il a fait réellement et d’apprécier l’étendue et l’esprit véritable de ses réformes.
Avant tout, nous devons reconnaître que, quoi qu’on puisse dire de ce qu’il a fait, il était impossible qu’il ne fît pas quelque chose. Voilà plusieurs années que le système de nos études est très vivement attaqué. Il l’a été d’abord dans des ouvrages spéciaux qui n’étaient guère lus que des gens du métier ; mais, en 1872, la circulaire de M. Jules Simon porta le débat devant le public. Depuis ce moment, le public n’a pas cessé de s’en occuper, souvent avec peu de compétence, toujours avec beaucoup de passion, en sorte qu’il s’est formé un de ces mouvemens d’opinion dont il faut tenir compte. Que veut-on, que souhaite-t-on en réalité, et par quelles concessions peut-on espérer de satisfaire le vœu général ? C’est ce qu’il n’est jamais aisé de savoir d’une manière certaine, les manifestations de l’opinion publique étant d’ordinaire un peu confuses. Celle-ci l’est plus que les autres, parce que les gens qui réclament le plus impérieusement des réformes ne s’entendent pas très bien entre eux. M. Bréal, dans l’excellent discours qu’il a prononcé devant le conseil supérieur, à l’ouverture du débat, a fait très justement remarquer que ce mouvement avait deux origines diverses, qu’il partait de deux directions opposées, qu’il faut distinguer, dans ceux qui s’accordent pour attaquer le système actuel, deux partis et par conséquent deux programmes contraires.
Les uns sont les ennemis mêmes des langues et des littératures anciennes, qui veulent les chasser tout à fait de notre enseignement et les remplacer par des études scientifiques ; ils sont aujourd’hui plus nombreux et plus exigeans que jamais. Ils’ parlent haut ; ils veulent régner dans l’école comme ils règnent dans le monde et paraissent sûrs que l’avenir leur appartient. Le temps est loin où Fontenelle s’excusait de réclamer contre les préjugés qui éloignaient des sciences une société éprise de littérature et demandait d’une façon si timide quelque place et quelque honneur pour elles. On trouvait alors que c’étaient de pures spéculations sans utilité pour la vie, « que les lignes et les nombres ne conduisent absolument à rien, » et que ceux qui s’en occupent « ne travaillent pas pour le bien public. » Ce qui est curieux, c’est que Fontenelle accepte en partie ce reproche ; il se contente de dire qu’on leur trouvera peut-être des applications pratiques qu’on ne soupçonne pas ; que, dans tous les cas, « il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles ; que ces connaissances serviront au moins à donner plus sûrement à notre raison la première habitude et le premier pli du vrai, et qu’enfin ce n’est pas risquer beaucoup d’amasser toujours des vérités de mathématique et de physique, au hasard de ce qui en arrivera. » Les défenseurs des sciences parlent aujourd’hui d’un autre ton, et il est sûr que les grandes découvertes qu’elles ont faites autorisent leur fierté. Les rôles sont bien changés : ce sont eux qui accusent les lettres d’être inutiles, l’étude des langues anciennes leur paraît surtout sans aucun profit, et comme ils se piquent d’être des gens pratiques, ils ne veulent pas que la jeunesse perde son temps à les étudier.
Les autres ennemis du système actuel vont beaucoup moins loin, Ils ne parlent pas de supprimer le grec et le latin, ils veulent seulement qu’on les enseigne d’une autre façon. Les reproches qu’ils adressent à nos méthodes ne sont pas aussi nouveaux qu’on le croit : il y a longtemps chez nous qu’on pense et qu’on dit que l’Université a tort de trop retenir les élèves sur certaines études, qu’elle attache trop d’importance à des exercices qui ne sont pas fort utiles, et qu’elle en néglige d’autres dont on pourrait tirer plus de profit. Déjà Rollin et Fleury trouvaient beaucoup à reprendre dans la manière dont on enseignait les langues anciennes, et les réformes qu’ils demandaient sont précisément celles qu’on réclame surtout aujourd’hui. Ces réclamations ont pris plus de force depuis que les savans français, au lieu de vivre complaisamment renfermés chez eux et dans l’admiration de leurs méthodes et de leurs écoles, se sont avisés de jeter les yeux hors de leur pays. Ils ont trouvé chez les étrangers des façons d’enseigner qui leur donnent beaucoup à réfléchir, et il leur a semblé que la France, qui s’endormait dans l’opinion qu’elle était partout imitée et enviée, avait au contraire des leçons à recevoir des autres peuples. Les premiers qui eurent le courage de le dire ne furent pas très bien accueillis, et on leur reprocha durement de manquer de patriotisme ; mais, comme leurs idées étaient justes et que les événemens se chargèrent, beaucoup plus qu’ils n’auraient voulu, d’en prouver la vérité, elles firent leur chemin et sont aujourd’hui partagées par beaucoup de bons esprits. Il y a, dans l’Université, tout un parti jeune, ardent, décidé, qui demande qu’on s’écarte des anciennes routines et qu’on inaugure résolument des méthodes nouvelles.
Voilà les deux courans dont s’est formée cette opinion commune à laquelle on a voulu donner quelque satisfaction. Mais c’était précisément la difficulté. Ceux qui ne réclament que des réformes dans les méthodes, qui veulent par exemple qu’on explique davantage et qu’on fasse moins de devoirs écrits, sont en somme assez aisés à contenter. Ils ne demandent pas de modifications radicales et conservent ce qui a fait jusqu’ici le fond de l’enseignement classique. Les autres, au contraire, veulent tout changer. La lutte entre eux et les partisans des langues anciennes dure depuis longtemps, et elle a toujours tourné à leur avantage. A chaque programme nouveau, ils obtiennent qu’on augmente la part faite aux sciences, et qu’on diminue à leur profit celle du grec et du latin. On leur a toujours cédé sans parvenir à leur fermer la bouche. Les concessions qu’on leur fait, loin de les désarmer, les excitent à demander davantage, et il est clair qu’ils ne cesseront de réclamer que quand ils seront les maîtres absolus de l’enseignement. Aussi quelques bons esprits pensent-ils que, pour se mettre enfin à l’abri de ces exigences, il faudrait prendre une mesure définitive. Le seul moyen de tout accorder leur paraît être d’établir des écoles distinctes, les unes où domineraient les lettres, les autres réservées surtout aux sciences et principalement aux sciences appliquées. Qui empêcherait, dans les villes de quelque importance, d’avoir l’école scientifique à côté du lycée littéraire, comme, en Allemagne, la realschule est partout placée près du gymnase ? Le public serait ainsi bien prévenu de ce qu’on fait dans chaque établissement et les pères de famille choisiraient en toute connaissance celui qui convient le mieux à l’aptitude de leurs enfans ou qui les prépare directement à leur carrière. Le lycée littéraire serait sans doute moins peuplé qu’aujourd’hui ; mais ne vaut-il pas mieux qu’il ne contienne que les jeunes gens qui se destinent aux professions libérales et qui y sont propres ? On saurait que c’est un établissement aristocratique, qui ne convient qu’à l’élite de la société, qu’on y enseigne largement les langues mortes et les littératures antiques, et ceux qui ont le goût et le loisir de se donner cette culture supérieure de l’esprit viendraient l’y chercher. Il ne serait pas nécessaire que ces lycées spéciaux, destinés à l’étude des lettres, fussent tous semblables. Ne pourrait-il pas y en avoir, dans le nombre, où cette étude serait poussée plus loin que dans les autres, où l’on donnerait plus de soin et plus de temps au grec, où les vers latins, ces pauvres vers partout proscrits, recevraient un asile[1] ? De cette façon et avec cette variété, tout le monde trouverait à se satisfaire. On ne verrait plus s’entasser dans les mêmes établissemens cette nuée d’élèves de force et de goût divers, qui se nuisent par leur voisinage même. Chacun irait chercher le collège qui lui convient, y vivrait dans son milieu, parmi des jeunes gens qui auraient les mêmes idées que lui et se destineraient aux mêmes carrières. Les études étant librement choisies, on pourrait exiger qu’elles fussent suivies avec plus de soin, et, comme tous les élèves se décideraient d’après leurs vocations et leurs aptitudes, il y aurait, dans nos classes, moins d’indifférens et moins d’incapables. Enfin on ferait cesser l’éternel débat entre les partisans des lettres et ceux des sciences : du moment que tous pourraient suivre à leur gré le genre d’études qu’ils préfèrent, personne n’aurait plus le droit de se plaindre.
Cette solution est si naturelle qu’elle a dû se présenter à la pensée de tous ceux qui s’occupent chez nous de l’instruction publique. Par malheur, elle a le désavantage de blesser cet amour jaloux de l’égalité qui est la plus violente passion de notre pays. Aujourd’hui surtout, sous un régime démocratique, on aurait peut-être quelque peine à supporter ces catégories diverses de collèges destinées à des classes différentes de la société. D’ailleurs notre esprit est ainsi fait que, dans les institutions politiques comme dans les œuvres littéraires, il aime avant tout ce qui lui paraît simple, régulier, uniforme. Un seul genre de collège, comme il n’y a qu’une administration et qu’une magistrature, une éducation commune pour tout le monde, voilà son idéal, et il aurait peu de goût pour cette séparation des élèves entre des maisons différentes qui ont chacune un système particulier d’enseignement. Je crois pourtant que notre public commence à s’y faire et que les anciens préjugés sont en train de s’effacer. L’enseignement spécial, fondé par M. Duruy, et qui fut accueilli d’abord avec si peu de faveur, entre tous les jours dans nos habitudes. D’après les dernières statistiques, nous voyons que, dans les collèges communaux, il partage à peu près les élèves avec l’enseignement classique[2]. Ses progrès sont beaucoup plus lents dans les lycées, où il n’a que 8,696 élèves contre un peu plus de 32,000. Ce n’est pas beaucoup encore, et il faudrait peut-être renverser ces proportions pour être dans la vérité. Dix mille élèves suffiraient, je crois, à pourvoir les professions libérales, si misérablement encombrées, si pauvres d’avenir, tandis que ce ne serait pas trop de trente mille jeunes gens pour préparer à toutes les carrières du commerce et de l’industrie. Mais enfin l’élan est donné, l’institution existe ; elle commence à produire quelques fruits. Il faut la perfectionner, la doter de ressources suffisantes et de professeurs capables, la relever dans l’opinion publique. Nous sommes tous intéressés à ses succès, et les lettres en profiteront autant que les sciences, car l’enseignement spécial, en débarrassant les classes de nos lycées de tous ceux qui ne sont pas faits pour les suivre, sauvera l’enseignement littéraire.
C’est ce qui certainement arrivera dans l’avenir ; mais, en attendant, l’administration de l’instruction publique, qui craignait sans doute de se heurter à des préjugés tenaces, n’a pas voulu en venir à ces mesures radicales et instituer des établissemens distincts pour les vocations différentes. Elle est restée fidèle au type unique de l’ancien collège universitaire où les lettres et les sciences sont enseignées ensemble à tout le monde, et à peu près dans les mêmes proportions. Il ne lui restait donc, pour contenter ceux qui se plaignent toujours qu’on accorde trop au grec et au latin, qu’à recourir au moyen qu’on a si souvent employé et sans beaucoup de succès, à faire des concessions nouvelles, à ouvrir plus largement nos lycées à l’étude des langues vivantes, de l’histoire, des sciences ; et pour y arriver, on était bien forcé de rendre encore un peu plus étroite la place qu’on laisse aux langues anciennes.
Tel était le fond du plan d’études que le ministre de l’instruction publique a proposé au conseil supérieur. Ce plan, très habilement conçu, séduisait l’esprit au premier abord par ses dispositions simples et symétriques. Le cours entier des études scolaires était partagé en trois périodes distinctes, de trois ans chacune, séparées l’une de l’autre par des examens sérieux de passage, et couronnées par la philosophie. La première était la période élémentaire, où l’enfant devait étudier les langues vivantes, la grammaire française, recevoir quelques notions de géographie, d’histoire de France, de calcul, d’histoire naturelle, etc. La seconde période, qui commençait avec la sixième, était surtout caractérisée par l’étude du latin. On devait la pousser assez en trois ans pour rendre l’élève capable de comprendre César, Virgile et Ovide. Le grec entrait à son tour dans l’enseignement au commencement de la dernière période, c’est-à-dire en troisième, et partageait le temps des élèves avec le français et le latin, qu’ils achevaient d’apprendre. C’étaient des divisions nettes, tranchées, une sorte de système à compartimens réguliers, comme il en faut pour plaire à des gens qui aiment l’ordre et la symétrie. Il avait de plus des avantages réels, qu’on ne pouvait pas méconnaître. Ces trois cycles distincts établissaient dans la longue durée des classes comme des coupures et des points d’arrêt qui permettaient à ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas aller plus loin de quitter le lycée avec un ensemble complet de connaissances. Quand on entame tout à la fois, comme on fait aujourd’hui, le lycée devient une sorte d’engrenage qu’il faut suivre jusqu’à la fin pour en tirer quelque profit. Dans le nouveau système, chaque partie se suffit à elle-même, et ceux qui s’arrêtent en route n’ont pas perdu leur temps à aborder des études qu’ils n’achèvent pas et qui ne peuvent laisser rien d’entier dans leur souvenir.
Mais, à côté de cet avantage, le plan d’études proposé par le ministre présentait un grave inconvénient. Il paraissait sacrifier les élèves qui vont jusqu’à la fin de leurs classes, c’est-à-dire les plus intéressans et les meilleurs, à ceux qui s’arrêtent en chemin. La préoccupation d’établir ces relais commodes, qui dispensent d’aller jusqu’au bout, avait amené à beaucoup trop reculer l’étude des langues anciennes. On pouvait penser que c’est déjà bien tard de ne commencer le latin qu’en sixième ; le conseil pourtant s’y est résigné, mais il a été conduit à le faire plutôt par des considérations sociales que par des raisons pédagogiques. On a pensé qu’il y avait un intérêt public à ne pas fermer aux élèves distingués de l’école primaire l’accès du lycée et que jusqu’à un certain âge le passage de l’un de ces établissemens à l’autre devait être facile. Il faut que l’enfant de onze à douze ans, auquel on a reconnu des qualités d’esprit remarquables et qui veut faire ses classes, ne se trouve pas dépaysé, en entrant en sixième, et hors d’état de suivre ses camarades. C’est ce qui a engagé, malgré des objections graves, à maintenir la première période de nos études dans les limites d’un bon enseignement primaire. Mais la même raison n’existait plus pour les classes élevées ; aussi était-il difficile de comprendre pourquoi l’administration avait tenu à ne commencer l’étude du grec qu’en troisième. Les argumens qu’on peut alléguer contre cette mesure funeste ont été résumés avec beaucoup de force dans une note que l’association pour l’encouragement des études grecques a présentée au conseil supérieur. « La mémoire complaisante d’un enfant de onze à douze ans, disait-elle, retient à merveille les formes compliquées des déclinaisons et des conjugaisons grecques, et sa jeune intelligence prend plaisir à chacune des petites conquêtes qu’elle fait dans ce domaine. Trois ans plus tard, l’esprit de l’élève est devenu plus dédaigneux et plus exigeant : il s’intéresse davantage aux sentimens et aux idées, et d’autre part il n’est pas assez mûr encore pour découvrir dans l’étude des faits grammaticaux l’intérêt philologique qu’un esprit plus avancé pourrait y trouver. Il se rebute donc et se décourage. L’expérience d’un enseignement commencé trop tard a été fait il y a quelques années pour les langues vivantes ; elle a été décisive. Ce n’était pas seulement la prononciation qui laissait à désirer, c’était la connaissance même de la grammaire et du vocabulaire. La difficulté serait bien plus grande encore avec une grammaire et un vocabulaire aussi riches que ceux du grec ancien. Quels que fussent les méthodes employées et le zèle des professeurs, on ne saurait arriver d’emblée à lire Homère Démosthène, ou même Xénophon. Les débuts seront toujours longs et ils sembleront à l’élève d’autant plus fastidieux, que son goût littéraire, déjà éveillé par les autres enseignemens de la classe trouvera moins de satisfaction dans les exercices arides auxquels il sera d’abord assujetti. On demande avec raison que l’enseignement secondaire fasse connaître aux élèves plus de textes anciens qu’il ne l’a fait jusqu’ici. Comment espérer qu’ils lisent désormais plus de textes grecs s’ils apprennent l’alphabet à quatorze ans et sortent du lycée à dix-sept ? » L’association concluait en. demandant que le grec fût commencé au début, tout au moins au milieu de la classe de cinquième ; le plan d’études le reculait jusqu’en troisième. Après une très vive et très longue discussion, le conseil à une forte majorité, a pris un terme moyen ; il a décidé qu’on entamerait le grec avec la quatrième, et pour que l’étude en fût tout d’abord poussée avec vigueur, il a demandé que la première année, on y consacrât sept heures par semaine.
Ainsi, dans le nouveau plan d’études, le latin et le grec reculent de deux classes[3]. C’est une innovation grave, dont il est naturel qu’on se soit beaucoup ému. On répond, il est vrai, à ceux qui s’en plaignent que, si désormais on apprend moins longtemps les langues et les littératures anciennes, on les étudiera mieux, qu’on donnera moins de temps à des exercices inutiles et qu’il en restera davantage pour les travaux sérieux, enfin qu’en marchant plus vite on rattrapera bientôt les années perdues. Ainsi les réformes qu’on va inaugurer sont présentées comme une sorte de compensation et d’équivalent qui feront regagner d’un côté ce qu’on aura sacrifié de l’autre. Nous voilà donc amenés à chercher de quelle nature sont ces réformes, en quoi elles consistent, et à voir si l’on en peut raisonnablement attendre tout ce qu’on se promet.
Ici encore il faut d’abord reconnaître que ce n’est pas tout à fait de gaîté de cœur, et pour le plaisir de changer ce qui existe, qu’on s’est jeté dans les innovations, ou, comme prétendent quelques personnes, dans les aventures. On disait depuis longtemps qu’il y avait quelque chose à faire et l’on trouvait que le profit qu’on tire de nos études n’était pas en rapport avec le temps qu’on y consacre. C’était l’opinion même de gens fort attachés aux anciens usages et qu’on ne peut pas accuser d’aimer beaucoup les révolutions. En 1831, M. Guizot écrivait à l’un de ses amis, à propos de son fils aîné, qui achevait ses classes : « François va faire sa philosophie et des mathématiques : c’est un nouveau monde ; il est dégoûté de l’ancien. Il a fallu toute sa douceur et sa confiance en moi pour que cette dernière année de grec et de latin ne lui fût pas nauséabonde. Évidemment il y a là quelque chose qui ne répond plus à l’état actuel, à la pente naturelle de la société et des esprits. Je ne sais pas bien quoi, je le cherche. » Et un peu plus loin : « L’enseignement est trop maigre et trop lent. Il y a trop loin de l’atmosphère intellectuelle du monde réel à celle du collège. Pour dire vrai, le collège et presque tout notre système d’instruction publique sont encore faits à l’image de notre ancienne société. Les rêveries du XVIIIe siècle, les sottises de la révolution en ce genre, nous ont dégoûtés, et justement, des essais nouveaux qui ont si mal réussi, et, en rentrant dans l’ancienne voie, nous sommes retombés dans l’ancienne ornière. Il faudra en sortir, mais avec grand’peine et grande précaution[4]. »
C’est précisément ce qu’on a voulu faire dans le nouveau plan d’études. Il a semblé à beaucoup de bons esprits, comme à M. Guizot, que cette fatigue, cette langueur des élèves vers la fin des études venait de ce que « l’enseignement était trop maigre et trop lent. » Si nous les trouvons alors si tièdes et si froids devant ces chefs-d’œuvre qui devraient les transporter, n’est-ce pas parce que nous leur versons l’antiquité à trop petite dose, et que nous les retenons trop longtemps sur les mêmes morceaux ? Ils sont admirables sans doute ; ils méritent d’être vus de près et commentés en détail ; nos pères prenaient un plaisir singulier à les savourer lentement, ils s’en faisaient l’application à eux-mêmes, ils étaient heureux d’en tirer des réflexions générales qui les ravissaient sur le caractère des hommes et la connaissance du monde. Par malheur, ce plaisir est devenu moins vif aujourd’hui. C’est le goût de l’histoire qui l’a remplacé ; il règne en maître dans toute la littérature, il est devenu la première passion de tous les esprits. Ces Grecs et ces Romains, dont on nous fait admirer les ouvrages, nous voulons les voir vivans et vivre avec eux. Pour connaître l’antiquité et la voir vivre, il ne suffit pas de relire sans cesse quelques fragmens détachés des grandes œuvres qui en contiennent l’esprit, il faut avoir lu des ouvrages entiers, ou du moins des parties entières d’ouvrages. C’est la méthode qui a si bien réussi à l’Allemagne et qui a conservé chez elle le goût des bonnes études ; c’est celle aussi qu’on a suivie chez nous jusque vers le milieu du XVIIe siècle, et qui a trempé les esprits vigoureux de la Renaissance. Nous devons y revenir ; c’est un point sur lequel tout le monde à peu près s’accorde. Mais pour que les élèves puissent lire davantage, il faut qu’ils arrivent à comprendre plus vite, et cette habitude ne s’acquiert pas sans quelque préparation. Il est nécessaire qu’on les accoutume à n’être plus dépaysés en présence d’un texte qu’ils ne connaissent pas, à se tirer aisément d’affaire tout seuls, et à se passer du dictionnaire, qui commence par être un secours et devient bientôt une servitude. On y arrive en rendant plus fréquent dans les classes l’exercice du thème oral et du thème instantané, pratique excellente que notre université n’a pas assez franchement accueillie et qui produit ailleurs d’excellens fruits. Elle force l’élève à marcher plus vite, elle le familiarise avec les mots et les tournures, elle donne à sa mémoire plus de ressources, plus de vivacité à son intelligence, elle l’accoutume à ne compter que sur lui. De là il arrive avec moins de peine à expliquer plus rapidement. A la vérité, ces exercices, s’ils étaient seuls, pourraient l’habituer à l’improvisation et à l’à-peu-près ; mais en les combinant dans de justes me sures avec les versions écrites et les thèmes médités à loisir, on évitera le danger. Quand les élèves auront moins de peine à comprendre leurs auteurs, ils éprouveront plus de plaisir à les lire. On peut espérer qu’il arrivera alors ce que l’Université a toujours demandé, ce qu’elle a très rarement obtenu. Les jeunes gens compléteront eux-mêmes l’enseignement de leurs professeurs, ils liront dans les études ce qui n’a pu être lu en classe. On les y exhortera de toutes les manières, on leur mettra dans les mains les grands ouvrages dont on souhaite qu’ils prennent quelque connaissance, et, comme ils courent le risque d’être plusieurs fois arrêtés dans ces lectures solitaires, on les laissera user de quelque bonne traduction qui leur donnera le sens des phrases quand ils seront embarrassés à le saisir. Ce travail personnel de l’élève est de la plus grande importance. Il faut que, même quand il est sous un maître, il s’habitue à n’en avoir pas toujours besoin. Le rôle du maître consiste à le rendre capable de se passer de lui ; suivant le mot charmant de Fontenelle au cardinal Dubois, il travaille à se rendre inutile.
Mais pour lire, pour réfléchir à ses lectures, il faut du temps, et le temps est ce qui manque le plus aux bons élèves. On a entassé tant de matières, tant d’études diverses dans nos lycées, qu’il n’y reste plus une heure de libre. Pour remédier à cet encombrement, il n’a pas paru suffisant de diminuer les compositions écrites, qui avaient fini par devenir trop nombreuses et trop importantes, il a fallu se résoudre à quelques sacrifices plus graves. Parmi les exercices qu’on a définitivement retranchés se trouvent les vers latins. Ils avaient été déjà condamnés, il y a huit ans, par M. Jules Simon, dans sa fameuse circulaire, et l’on se souvient des récriminations violentes que cet arrêt prononcé à l’improviste avait soulevées parmi les professeurs et au dehors des lycées. Depuis cette époque, on s’est habitué peu à peu à ce sacrifice, et je crois que la suppression des vers latins trouvera nos professeurs satisfaits ou résignés. Est-ce à dire qu’ils reconnaissent que c’est un exercice tout à fait inutile ? Non, sans doute. Nous l’avons vu souvent cultivé avec passion dans les classes ; il avait charmé des esprits curieux et distingués : et, pour n’en citer qu’un, j’ai entendu Sainte-Beuve s’irriter contre ceux qui attaquaient les vers latins et prétendre que rien n’avait plus servi à exercer son goût et à former son intelligence. Il est sûr pourtant qu’ils n’ont plus que de rares fidèles, que dans la plupart des collèges de province, ils ont en réalité cessé d’exister, que les services qu’ils pouvaient rendre n’étaient pas en rapport avec le temps qu’ils demandaient, et que, dans tous ses cas, on peut les remplacer par d’autres travaux dont les élèves tireront à peu près les mêmes profits. On leur enseignera, comme on fait partout, la quantité des mots, en même temps que la grammaire ; ils apprendront la métrique par l’étude approfondie des odes d’Horace. Quant aux beautés poétiques de Lucrèce et de Virgile, le professeur les leur fera comprendre par ses analyses et ses réflexions : il n’est pas plus indispensable de faire des vers latins pour en avoir le sentiment que de faire des vers grecs ou des vers français pour apprécier Sophocle ou Racine.
On voulait aller plus loin. Il a été question de sacrifier aussi la composition latine, et ce n’est qu’après une très vive discussion qu’elle a été conservée. Les raisons qu’on donnait pour la supprimer semblaient d’abord spécieuses ; On affirmait que l’habitude d’écrire en latin se perdait dans les collèges, et qu’en réalité ce qu’on achevait de détruire était déjà plus qu’à moitié mort[5] ; on faisait remarquer que cet exercice est celui qui prend le plus de temps et produit le moins de fruits. N’est-ce pas une misère que les écoliers, après sept ans passés à traduire du français en latin et du latin en français, à noter les bonnes expressions des auteurs qu’ils expliquent, à faire toute sorte d’études préliminaires et préparatoires, n’arrivent à composer que ces discours étranges qu’un Romain n’aurait pas compris, et qui ne sont ni français ni latins ? Il fallait donc reconnaître qu’ici encore l’effort n’était pas proportionné au résultat et qu’il est plus simple de ne plus se donner tant de peine pour un si maigre profit ; Une raison plus grave encore, et qui semble d’abord sans réplique, c’est que le maintien de la composition latine paraissait contraire à l’esprit même des réformes qu’on voulait instituer. Que cherchait-on surtout à faire et où était la nouveauté de l’œuvre qu’on préparait ? M. Jules Simon l’avait exprimé, dans sa circulaire, en termes frappans, qui étaient devenus le manifeste de tous les jeunes réformateurs. : « Le latin, disait-il, n’est complètement une langue morte que depuis notre âge. Il a été, d’abord la langue d’un peuple, ensuite celle de toute une classe d’hommes savans et lettrés qui l’employaient pour leurs écrits, pour leur correspond dance et pour l’enseignement. Ce fut une témérité à Descartes décrire en français le Discours sur la méthode. Il fut traduit en latin sur-le-champ, et plusieurs des ouvrages qui, au XVIIe et même au XVIIIe siècle, ont exercé une influence prépondérante sur les progrès de l’esprit humain, ont été écrits en latin. Mais le latin est maintenant une langue morte dans toute l’étendue du terme, et les progrès de l’enseignement des langues vivantes achèvent, complètent cette transformation. On étudiera désormais le latin pour le comprendre et non pas pour le parler. » S’il était vrai de prétendre « qu’on apprend les langues vivantes pour les parler et les langues mortes pour les lire, » ce qui est le principe même du nouveau plan d’études, on était en droit de penser que les compositions latines n’y peuvent plus avoir la même importance qu’autrefois ; et comme il paraissait sûr que si on les conserve, même réduites et abaissées, par la force de l’habitude elles tendront à reprendre leur ancienne place, on en concluait qu’il fallait se résoudre à les supprimer entièrement.
Ces raisons n’ont pas autant de force qu’on pense, et il est assez aisé d’y répondre. Je reconnais qu’on prend beaucoup de peine et qu’on dépense beaucoup de temps pour enseigner aux élèves à écrire un assez médiocre latin ; mais il y a ici autre chose à considérer que le résultat. L’unique profit et le plus grand n’est pas dans ces quelques phrases suspectes qu’ils parviennent à aligner après six ou sept ans de travail ; il est dans les connaissances de toute sorte qu’ils acquièrent sur la route. Quand on songe à tout ce qu’ils apprennent de logique grammaticale dans ces efforts pour construire leurs phrases, et que c’est en vérité tout le mécanisme, ou plutôt toute la philosophie du langage qu’on leur enseigne sans qu’ils s’en doutent, on ne trouve pas qu’ils aient perdu leur temps. Il y a des études, et celle-ci est du nombre, où le chemin parcouru a plus d’importance que le but où l’on arrive. Dans ce cas, il n’est pas très raisonnable de se plaindre que le chemin soit trop long. L’autre argument n’est pas non plus sans réplique. On nous répète comme un axiome « qu’on apprend les langues vivantes pour les parler et les langues mortes pour les lire. » A merveille ! mais ne convient-il pas d’ajouter que pour les lire il faut d’abord les savoir ? Or, on s’accorde à reconnaître que le moyen le plus sûr de savoir à fond une langue, c’est de la parler. Celui qui se contente de traduire n’a pas toujours besoin, pour comprendre son auteur, de connaître le sens précis des mots. Très souvent la place qu’ils occupent dans la phrase les lui fait deviner. Au contraire, quand il soutient un entretien, il est bien forcé d’employer le mot propre, s’il veut se faire entendre, et l’effort qu’il fait pour le trouver le grave dans son esprit. Par malheur, nous n’avons pas cette ressource avec le latin, qui est une langue morte ; mais s’il n’est pas possible de le parler, nous pouvons au moins l’écrire, et les avantages sont à peu près semblables. Ainsi, le thème d’abord, puis, quand le thème commence à lasser, la composition latine, sont des exercices qui rendent à peu près les mêmes services que les conversations dans les langues vivantes. Ils forcent les élèves à se familiariser avec les mots et les tournures, à en savoir la signification précise, de façon à les reconnaître et à les comprendre quand ils les retrouvent dans les auteurs qu’ils expliquent ; en sorte qu’on peut dire que, s’ils écrivent le latin, c’est pour arriver plus facilement à le lire. De cette manière, le maintien de la composition latine ne contrarie en rien les nouvelles réformes et rentre tout à fait dans le programme de M. Jules Simon.
Elle a encore une autre utilité dont il faut dire un mot : elle apprend mieux que tout le reste aux élèves à mettre en ordre leurs idées, à les exprimer avec clarté, à les développer avec suite, en un mot à composer. C’est le grand art français ; il faut se garder de le compromettre. On dira peut-être que, pour en apprendre les secrets, les élèves n’ont pas besoin d’avoir recours aux exercices latins et qu’il leur suffira de faire des compositions françaises. Ils le pourraient sans doute ; je crois pourtant que le latin vaut mieux. Quand on écrit dans sa propre langue, le travail qu’on fait est si naturel qu’on n’en saisit pas l’artifice. Au contraire, la peine qu’on prend et la gêne qu’on éprouve pour exprimer ses idées dans une langue étrangère fait mieux apercevoir les procédés qu’on emploie. De plus, on y trouve cet avantage d’être forcé d’écrire avec moins de rapidité. D’ordinaire, les enfans auxquels on donne des lettres ou des narrations à faire ne savent pas se borner ; ils mettent tout ce qui peut se dire et ne se donnent pas le temps de choisir. On débute presque toujours par l’intempérance, et il n’est pas toujours aisé de s’en corriger, quand on a le malheur d’en avoir pris l’habitude dès les premières années. Il n’y a pas moyen d’aller si vite, quand on veut exprimer sa pensée en latin. Ce n’est pas du premier coup qu’on trouve le mot ou la tournure qui conviennent, et pendant qu’on les cherche, la réflexion a le temps de s’éveiller. Apprendre à réfléchir, c’est la première science et la plus difficile pour les enfans. Une fois qu’ils la possèdent, ils l’appliquent au français comme au latin et se trouvent écrire bien leur-langue sans l’avoir presque apprise. C’est ce qui est arrivé à Descartes, à Bossuet, à La Bruyère et à tout le XVIIe siècle. Pour ces raisons, on a cru devoir conserver les compositions latines, en les rendant toutefois moins fréquentes et plus variées.
Les heures que laissent libres la suppression du vers latin et la réduction des compositions écrites sont disputées avec acharnement par les sciences et les langues vivantes. On en a réservé une bonne partie pour l’étude du français, et personne, je crois, ne sera tenté de s’en plaindre. Désormais, on accordera plus de temps, dans nos lycées, à la langue et à la littérature nationales, et on les étudiera d’une façon un peu nouvelle. Assurément, c’est la lecture et l’analyse des chefs-d’œuvre du XVIIe et du XVIIIe siècle qui doivent être le fond d’un enseignement classique ; aussi est-ce sur les auteurs de cette époque qu’on retiendra le plus l’attention des élèves. Il ne faut pas pourtant qu’ils croient que l’esprit français s’est révélé tout d’un coup, vers la fin du règne de Louis XIII, et qu’ils ignorent tout à fait par quelles lentes préparations il s’est formé. Ils doivent nécessairement connaître quelque chose de ce XVIe siècle, si original, si varié, si vivant, et il n’est pas possible qu’ils quittent le lycée sans avoir rien lu de Montaigne, de Rabelais, de Calvin, de Ronsard. Il est même bon qu’ils remontent plus haut, jusqu’aux origines mêmes de notre langue. On leur dira sommairement comment elle est née et par quelles transformations elle a passé avant de devenir ce. qu’elle est. Ce sera une récréation très vive pour leur jeune curiosité que de suivre l’histoire d’un mot à travers les âges et de recevoir en chemin quelques élémens d’étymologie française et de grammaire historique. Il ne s’agit pas sans doute d’en faire des érudits, mais on ne doit pas non plus leur laisser tout à fait ignorer le passé. Songeons que la France du moyen âge a dominé le monde, par sa littérature, que ses épopées et ses fabliaux ont été partout traduits ou imités, que, dans les pays les plus éloignés et les plus barbares, on avait les yeux sur elle et l’on vivait déjà de son esprit, comme du temps de Louis XIV et de Voltaire. C’est de tous ces souvenirs glorieux que se compose l’amour de la patrie : il n’en faut rien perdre, si nous ne, voulons pas qu’il s’affaiblisse. Pour aimer la France comme il, convient, il faut la connaître à tous les momens de son histoire et dans toutes les manifestations de son esprit.
Les réformes dans les études des collèges devaient nécessairement amener des change mens dans le programme du baccalauréat. Il était du reste assez difficile de le laisser comme il est. Dans ces derniers temps, on l’a beaucoup attaqué, et il ne paraît pas facile de le défendre. De toutes les institutions universitaires, il n’en est pas qui ait été plus souvent modifiée que le baccalauréat. Depuis qu’en 1840, M. Cousin porta la main sur. les décrets de 1808 pour rendre les. examens plus sérieux et les programmes plus uniformes, il n’y a presque pas de ministre qui n’y ait changé quelque chose. Les mesures qu’on a prises étaient réclamées par l’opinion ; elles ont paru toutes bonnes au début, mais à l’usage aucune n’a réussi ; c’est toujours à recommencer. Il faut que le mal soit très profond pour avoir résisté à tant de remèdes.
Mais, s’il est difficile de le guérir, il est aisé d’en découvrir la cause. Tout le monde reconnaît que le baccalauréat a perdu son ancien et son véritable caractère. Il n’était au début, il n’aurait jamais dû être qu’une sorte de vérification de la force des élèves, une manière de constater qu’ils avaient suivi leurs classes jusqu’au bout et qu’ils en avaient tiré quelque fruit. Il est devenu un examen indépendant et tyrannique qui exerce une influence souveraine sur tout notre système d’éducation. Les rôles se sont trouvés tout à fait changés ; au lieu d’être fait pour les études, de se modeler sur elles, il a forcé les études à se régler sur lui. Dès la troisième, il est le phare qu’on ne quitte plus des yeux. On ne fait plus ses classes pour elles-mêmes, on n’apprend plus pour apprendre, on abandonne l’étude désintéressée, la seule qui profite à l’esprit ; on ne pense qu’à être bachelier. Comment voulez-vous qu’on songe encore à se laisser émouvoir par les œuvres des grands écrivains, qu’on les lise avec passion, qu’on leur livre son âme ? Toutes ces émotions sont inutiles à l’examen ; c’est du temps perdu, et l’on n’a pas de temps à perdre quand il s’agit de préparer d’aussi formidables programmes. Il arrive donc que les bons élèves, qui se sentent prêts pour l’examen, se hâtent de le subir. Ils franchissent des classes, ils demandent des dispenses pour avoir plus tôt fini, et il faut avouer que, s’il ne s’agit plus que d’être bachelier, ils n’ont pas tort de le devenir aussitôt qu’ils le peuvent. Quant aux médiocres et aux mauvais, qui voient flamboyer à l’horizon de leurs études la sinistre épreuve, ils y songent avec terreur, et, au lieu de faire tranquillement leurs classes et d’écouter leurs professeurs, se nourrissent de résumés, ils apprennent des réponses toutes faites et ne cultivent que la littérature de manuel, la pire de toutes. Encore quelques années de ce régime, et notre instruction classique sera perdue.
Que faire pour échapper à ce danger ? Supprimer le baccalauréat ? C’est un remède héroïque auquel on se résignerait assez volontiers si l’on ne craignait qu’il n’en sortît un mal encore plus grand. N’oublions pas que nous sommes régis par la loi de 1850, et que chez nous l’enseignement est libre. J’ajoute qu’il n’est pas à souhaiter qu’il cesse de l’être : la liberté a de grands avantages auxquels on ne doit jamais volontairement renoncer ; mais elle a aussi des inconvéniens dont il faut se préserver le plus qu’on peut. S’il n’y a plus d’examen, à la fin des classes, quelle garantie reste-t-il aux pères de famille et à l’état pour connaître la force des études dans les établissemens libres ? Je me souviens qu’il y a longtemps j’ai entendu un des hommes les plus distingués de l’Angleterre, M. Matthew Arnold, grand critique et grand poète à la fois, et qui de plus a beaucoup réfléchi sur l’éducation, nous dire à quel degré d’abaissement l’instruction secondaire était tombée dans cette grande cité de Londres, où tout le monde, sans contrôle, sans diplôme, était libre d’ouvrir un collège. Il montrait les pères de famille dupés par les plus audacieux charlatans ; il racontait que des spéculateurs véreux, après avoir tenté sans succès les entreprises les plus singulières, n’hésitaient pas à ouvrir des écoles et y appelaient le public par ces annonces pompeuses dont les peuples anglo-saxons possèdent le secret. Comme ils se faisaient entre eux une concurrence de bon marché et que, pour faire moins payer les élèves, ils ne payaient pas les professeurs, ils étaient forcés de prendre au rabais, dans les derniers bouges, des maîtres munis de titres imaginaires, qui ne pouvaient pas enseigner aux autres ce qu’ils n’avaient jamais su : en sorte que, pour échapper à ces misères, M. Matthew Arnold souhaitait que l’Angleterre fût dotée d’une sorte de baccalauréat. Quand on voit d’autres nations désirer de l’établir chez elles, il n’est peut-être pas très prudent de le détruire chez nous. Il est vrai qu’on a proposé de le remplacer par des examens particuliers qui seraient subis au début des différentes carrières ; mais ces examens, en supposant qu’on les établisse, ne parviendraient jamais à tenir la place du baccalauréat et à rendre les mêmes services. Ils pourront prouver qu’on est propre à occuper la place qu’on demande, ils ne certifieront pas qu’on a tiré du profit de l’enseignement du collège. Ils n’embrasseront jamais l’ensemble des études, mais seulement ce qu’il est nécessaire de connaître pour exercer une certaine profession. Les élèves, qui le sauront, ne s’occuperont, dans leurs classes, qu’à préparer les examens de la profession à laquelle ils se destinent. On se spécialisera donc de très bonne heure, et il faudra renoncer à cet enseignement général, qui fait l’homme, pour se vouer, dès le début de la vie, à l’apprentissage d’un métier. À ce prix, la suppression du baccalauréat coûterait trop cher.
Plus je réfléchis à cette question délicate, plus je pense qu’il n’y a qu’une manière de la résoudre[6]. Il faut ramener à tout prix le baccalauréat à ce qu’il devrait être ; il faut en faire une simple vérification des études du collège. Il ne doit être qu’un examen de passage, comme celui qui, dans les nouveaux programmes, conduit d’une division à l’autre ; seulement celui-là, étant le dernier de tous et le plus important, doit être aussi le plus sérieux. Le jury pourrait être composé des professeurs mêmes de l’établissement, présidés par un délégué de l’état ; une loi déterminerait la forme et les matières de l’examen. C’est ainsi que les choses se passent en Allemagne, et personne ne s’en plaint. Le premier avantage que j’y trouve, c’est que les professeurs de nos facultés seraient délivrés d’une besogne fastidieuse qui leur fait perdre, sans profit pour personne, un temps qu’ils doivent à la science. D’un autre côté, l’élève, qui comparaît devant des professeurs qu’il connaît et qui le connaissent, est moins exposé à se troubler et montre tout ce qu’il sait. Enfin le délégué de l’état, s’il est bien choisi, s’il remplit sérieusement son devoir, peut empêcher toute complaisance fâcheuse. Voilà le système qui me parait, en principe, le plus simple, le plus juste et le plus vrai.
Je sais bien qu’on peut élever contre ce système une objection grave. Des examens ainsi faits se comprennent dans les lycées de l’état ; mais nous ne vivons plus sous le régime du monopole, l’enseignement est libre, et beaucoup de jeunes gens sont élevés en dehors de l’Université. Convient-il de les condamner sans pitié au baccalauréat, et s’il est vrai que ce système soit si mauvais et produise d’aussi tristes résultats, est-il juste qu’une grande partie, presque la moitié de notre jeunesse, soit forcée de le subir ? Mais, alors, que faut-il faire ? Pour moi, j’avoue que je ne verrais pas de grands inconvéniens à donner à quelques établissements libres, sous certaines conditions et avec certaines réserves, le droit dont jouiraient ceux de l’état. On l’accorderait, par un décret spécial, à ceux où l’on saurait que les études sont bien faites et qui posséderaient, par exemple, un nombre déterminé de professeurs pourvus de leurs grades universitaires. Il ne serait pas à craindre que, dans un collège important, bien dirigé, où les principales classes sont faites par dès licenciés, le niveau des études fût trop abaissé, et, en choisissant bien le délégué de l’état devant qui on subirait les épreuves, on pourrait croire que les examens seraient sérieux et mériteraient toute confiance. Quant aux jeunes gens élevés dans leurs familles ou dans les établissemens qui n’auraient pas le droit de décerner des diplômes, il resterait pour eux la ressource de l’ancien baccalauréat : comme il ne fonctionnerait plus que pour quelques candidats et à de plus rares intervalles, il ne pourrait plus avoir sur nos études l’influence déplorable que nous avons signalée.
Mais ces changemens radicaux ne sont pas de ceux qu’on peut décréter en un jour. Ils demandent à être pesés, mûris, et il est besoin d’y habituer d’avance l’opinion publique. En attendant qu’on puisse transformer le baccalauréat en un simple examen de fin d’études, il faut bien le prendre comme il est et se contenter de l’améliorer, puisqu’on ne peut pas le détruire. Mais ici encore les plus grandes difficultés se rencontrent. Quand on porte la main sur le baccalauréat pour le modifier, on se trouve forcé de choisir entre deux fâcheuses alternatives : si l’on veut diminuer le programme, on fait assurément une œuvre méritoire à laquelle tout le monde applaudira ; mais il se trouve que les matières dont on délivre l’examen sont aussitôt abandonnées dans les classes, et que ce qui est ici un grand bien devient un mal ailleurs. Si au contraire on songe à l’intérêt des classes, et si l’on veut que tout qui s’y enseigne soit représenté dans l’examen, on en fait une véritable encyclopédie, qui exige qu’un enfant porte dans sa tête un cours de science universelle : en sorte que cette institution a le triple inconvénient qu’on ne peut ni la garder, ni la détruire, ni même la réformer sans danger.
Le conseil pourtant a tenté quelques réformes, mais il s’en est tenu aux plus nécessaires. Il a conservé la division du baccalauréat en deux épreuves, qui a paru donner de bons résultats. La dernière épreuve s’est allégée des langues vivantes, qu’on a renvoyées au premier examen, où elles semblent être mieux placées ; mais en revanche on y a ajouté une composition scientifique que réclamaient depuis longtemps les professeurs de mathématiques et de physique, avec cette réserve « que le sujet, pris dans le programme de la classe de philosophie, aurait un caractère général, et qu’en outre le coefficient de cette composition serait inférieur de moitié à celui de la dissertation philosophique. » Cette innovation ne me semble pas heureuse : elle surcharge l’examen sans beaucoup de profit, les sciences ayant déjà une grande place dans les épreuves orales. De leur côté, les langues anciennes ont timidement réclamé une compensation aux pertes qu’elles ont à subir dans la nouvelle organisation des études, et l’on a décidé que les auteurs grecs et latins, portés sur le programme de philosophie, seraient expliqués dans leur texte. De cette manière, les langues classiques ne seront pas tout à fait exclues de la classe qui est le couronnement de toutes les autres et accompagneront les élèves jusqu’à leur sortie du lycée.
Le premier examen, quoiqu’on y ait ajouté les langues vivantes, se trouvera en réalité assez diminué. D’abord la composition latine, sur la demande de presque tous les professeurs, est supprimée. L’histoire de cette composition est vraiment curieuse à connaître. Tout le monde battit des mains lorsqu’un ministre bien intentionné pour les lettres anciennes eut l’idée de l’introduire dans les épreuves du baccalauréat. Il semblait que les études latines allaient renaître ; mais on avait compté sans l’industrie dès jeunes gens et l’adresse des préparateurs. Les élèves, à ce qu’il semble, n’avaient rien de mieux à faire, pour se préparer à cette terrible composition, que de suivre régulièrement leurs-classes et de faire les devoirs que leur donnent leurs professeurs. C’est ce que font les meilleurs, et ils s’en trouvent bien. Mais les autres, à qui la route semblait ainsi trop longue et trop détournée, ont cherché une préparation, plus directe. Ils se sont mis de bonne heure à apprendre par cœur des bribes de phrases, des généralités qui veulent tout dire et peuvent se placer partout, à peu près comme les réponses ambiguës des diseurs de bonne aventure. Toute l’habileté consiste à les coudre ensemble et à les rapporter avec plus ou moins de violence au sujet proposé. Pourvu que ce tissu d’idées vagues soit exprimé dans une langue à peu près correcte, l’examinateur, faute de mieux, est bien forcé de s’en contenter. C’est un véritable tour de force, qui n’apprend aux élèves ni à penser, ni à écrire. Il n’y a donc pas à beaucoup regretter la composition latine. Mais la composition française, par laquelle on la remplace, n’aura-t-elle pas d’autres désavantages, et peut-être de plus grands ? C’est ce qu’apprendra l’avenir[7].
Une autre innovation qui sera, je crois, approuvée par tout le monde, consiste à supprimer le programme détaillé des auteurs latins, grecs et français sur lesquels les élèves doivent être interrogés. Il est dit simplement « qu’ils sont tenus d’expliquer les textes prescrits pour les classes de troisième, de seconde et de rhétorique. » Mais comme c’était un champ trop vaste, et qu’en exigeant trop on s’exposait à ne rien obtenir, il a été décidé « que, conformément à une pratique usitée dans d’autres examens, le candidat pourrait désigner, pour chaque classe et pour chaque langue, le prosateur et le poète sur lequel il désirait être interrogé. » On a pensé que les élèves désigneraient toujours les auteurs qu’ils ont expliqués dans leurs classes, et qu’ainsi le baccalauréat se trouverait, au moins par cette épreuve, ramené à ce qu’il devrait être, qu’il deviendrait la vérification des études faites et. une sorte de sanction du travail du lycée.
Voilà quelles sont les principales réformes que le nouveau plan d’études introduit dans nos écoles. Il nous reste à chercher, en finissant, si l’on peut en prévoir les conséquences, et ce qu’il y a de fondé dans les plaintes des gens qui affectent de les déplorer et dans les éloges de ceux qui les portent aux nues.
Nous pouvons affirmer d’abord, avant tout examen, que ces éloges comme ces plaintes doivent être fort exagérés. On met aujourd’hui une passion singulière à discuter toutes les questions qui touchent à l’enseignement. Elles ont le privilège d’exciter même les gens sages, de faire sortir les meilleurs esprits de leur rectitude ordinaire, et comme nous sommes naturellement intolérans et que nous aimons à prononcer des anathèmes, nous nous excommunions les uns les autres à propos des vers latins et des langues vivantes. C’est beaucoup de bruit pour peu de chose. En réalité, les méthodes ne font jamais tout le bien ou tout le mal qu’on en attend. Pour prévoir ou expliquer leur succès, il faut tenir grand compte des circonstances au milieu desquelles elles naissent et des dispositions de ceux qui sont chargés de les pratiquer. Il en est d’elles comme des remèdes, qui n’ont qu’un temps pour guérir : lorsqu’elles sont nouvelles et acceptées par l’opinion, il y a une sorte d’accord général et de bonne volonté commune qui les font réussir. On peut dire qu’il n’y en a point qui soient absolument bonnes, car les meilleures et les plus raisonnables ne conviennent pas à toutes les époques et n’ont pas de prise sur tous les esprits. Il n’y en a pas non plus d’absolument mauvaises, et celles dont on ne tire pas un profit direct servent toujours à quelques-uns par l’effort même qu’elles demandent. Il faut donc être très convaincu, quand on s’occupe de l’éducation de la jeunesse, qu’elle peut se faire de beaucoup de façons et qu’on arrive au but par des routes très diverses.
Il est certain pourtant que quelques-uns de ces chemins sont plus directs et plus courts que les autres, et qu’il est sage de les préférer. Si l’on peut à la rigueur réussir avec toutes les méthodes, il faut se décider pour celles où le succès est le plus rapide et le plus sûr, et en supposant qu’il n’y en ait point qui s’accommodent à tous les esprits, la raison nous conseille de choisir celles qui sont appropriées à l’intelligence du plus grand nombre. Il y a dans l’éducation quelques principes généraux établis sur l’expérience de tous les siècles et dont il serait dangereux de s’écarter. On peut, par exemple, affirmer que l’enseignement qui convient le mieux à la jeunesse est celui des langues, des littératures, de l’histoire, c’est-à-dire l’enseignement littéraire. Il a ce double avantage que l’enseignement scientifique ne possède pas au même degré d’être accessible à tout le monde et de former à la fois l’esprit et le cœur, c’est-à-dire l’homme entier. Aussi est-il partout le fondement de l’éducation. Mais doit-il être donné au moyen des langues et des littératures antiques ? C’est une autre question que je ne veux pas aborder ici. Contentons-nous seulement de constater que jusqu’à présent l’étude du grec et du latin a tenu dans nos lycées la place la plus importante et joui des premiers honneurs. Que va-t-il rester de cette antique suprématie ? Il suffit d’un simple calcul pour le savoir. Additionnons, pour une semaine, dans toutes les classes du lycée, le nombre d’heures qui sont attribuées à tous les enseignemens, et nous serons sûrs de connaître, d’une manière aussi précise que possible, l’importance qui est désormais accordée à chacun d’eux par le plan d’études. Voici ce tableau[8] :
Français | 51 heures |
Latin | 39 |
Grec | 20 |
Allemand ou anglais | 33 |
Sciences | 38 |
Histoire et géographie | 36 |
Ainsi le français prend hardiment la tête dans notre éducation nationale. Il n’y a pas tout à fait deux siècles que Rollin demandait pour lui une petite place et qu’il avait quelque peine à l’obtenir. Depuis cette époque, il s’est insensiblement poussé, et, de progrès en progrès, le voilà maître et souverain : ne nous en plaignons pas. Le latin vient immédiatement après lui ; mais il faut remarquer qu’il ne vient qu’à un long intervalle et que les sciences et l’histoire le suivent de fort près. Ce qui est plus grave, c’est que l’anglais et l’allemand arrivent presque à occuper autant de temps que le latin. L’importance de plus en plus grande qu’on accorde aux langues vivantes est le trait dominant des nouveaux programmes. Le grec paie pour tout le monde ; c’est sur lui qu’ont été prises les heures dont on a doté tout le reste. Il n’est plus qu’un accessoire dans nos études, à peu près ce qu’étaient l’allemand et l’anglais il y a vingt ans. En somme, le latin et le grec réunis n’occupent pas le quart du temps du lycée. Il n’est donc plus possible de prétendre, comme on l’a fait si souvent, qu’on n’apprend chez nous que les langues mortes et les littératures antiques, et l’on peut dire qu’en un demi-siècle le caractère de notre enseignement a été tout à fait changé. Je sais beaucoup de gens qui sont disposés à s’en réjouir et qui se féliciteront sans doute qu’on ait eu le courage de rompre avec d’anciennes traditions. Peut-être, en effet, n’était-il pas possible de faire autrement. Nous avons entendu M. Guizot, qui n’est pas suspect, nous dire « qu’on avait trop fait nos études à l’image de l’ancienne société, que nous étions tombés dans l’ornière et qu’il en fallait sortir. » C’est pourtant une chose grave que de se séparer d’un passé glorieux, de prendre congé d’un enseignement qui a fait la France ce qu’elle est, et je ne comprendrais pas qu’au moment de tenter cette expérience, le partisan le plus décidé des réformes nouvelles ne se sentît pas le cœur troublé de quelque inquiétude.
A côté de ces changemens qu’on est en droit de redouter, le nouveau plan d’études contient des innovations heureuses, dont l’enseignement peut tirer un grand profit. C’est, je crois, un malheur qu’on ait été forcé de diminuer le temps accordé aux langues anciennes, mais ce malheur peut se réparer si, grâce à des méthodes meilleures, on parvient à marcher plus vite. Tout dépend ici des professeurs, et ils peuvent faire, par leur intelligence et par leur zèle, qu’on ne s’aperçoive pas, en arrivant au but, qu’on s’est mis plus tard en chemin. Il ne faut pas oublier qu’aucune réforme ne réussit dans les études que s’ils le veulent et que le succès définitif est toujours dans leurs mains. Nous l’avons bien vu à l’époque de la bifurcation. Ce système qui, par certains côtés, méritait d’être mis à l’épreuve, eut la tort d’être imposé d’une façon brutale. On crut qu’il suffisait de menacer et d’effrayer les professeurs pour les forcer à exécuter ou même à glorifier les vues d’un ministre tout-puissant ; mais les menaces n’y firent rien. La bifurcation ne fut appliquée qu’en apparence ; malgré les mesures habiles de vérification et d’espionnage qu’on avait imaginées, chacun fit échec autant qu’il put au nouveau règlement, et il disparut, après quelques années, devant le mauvais vouloir général. Les circonstances, cette fois, ne sont plus les mêmes. Les professeurs ont été consultés et leurs délégués siègent au conseil supérieur. Ils sont donc tous intéressés au succès d’une œuvre à laquelle ils ont, pris part, et l’on est en droit d’attendre qu’ils feront un vigoureux effort pour qu’elle puisse réussir. L’effort est nécessaire, car le plan d’études exige beaucoup d’eux. Il ne faut pas se faire d’illusion : c’est un travail difficile que de rendre les longues explications attrayantes aux élèves. Le maître peut réussir à les passionner, mais en se donnant beaucoup de mal. Il ne suffit pas qu’il sache le sens précis des mots dans les passages qu’il leur explique, il faut qu’il connaisse à fond les personnages, qu’il se soit rendu d’abord les scènes vivantes à lui-même pour les ; animer devant eux. Le système nouveau ne laisse guère de place aux routines et aux cahiers, qui épargnent tant de fatigue, mais qui assoupissent doucement l’esprit. C’est dans la communication directe avec l’auteur, c’est dans la lecture de commentaires et d’ouvrages savans que le professeur ira chercher l’étincelle qu’il doit communiquer à ceux qui l’écoutent. Tout cela lui prendra du temps et lui coûtera de la peine. Cependant je ne le plains pas d’y être condamné. En travaillant pour les autres, il travaillera aussi pour lui. Il devra à ses efforts continus de garder jusqu’à la fin l’ardeur pour s’instruire, la curiosité des connaissances nouvelles, le goût de savoir, qui sont les premières vertus de son métier ; il se tiendra l’esprit en haleine et ne cessera pas de se renouveler. C’est à ce prix seulement que le nouveau plan d’études peut réussir.
Pour tout résumer en quelques mots, je dirai qu’il n’est pas vrai de prétendre, comme font à l’envi les ennemis systématiques et les admirateurs maladroits du plan d’études, que c’est une œuvre révolutionnaire qui renouvelle ou-bouleverse tout. C’est au contraire une transaction, un compromis entre deux opinions opposées. D’un côté, les langues anciennes perdent quelques-heures par semaine dans les études des lycées ; de l’autre, au moyen de certaines réformes, on essaie de leur donner plus d’intérêt et plus de vie. Le malheur est que les heures, quoi qu’il arrive, seront toujours perdues ; quant aux réformes, leur succès dépend du talent et de la bonne volonté des professeurs : en sorte que la perte, dans tous les cas, est sûre, et que le gain est incertain.
GASTON BOISSIER.
- ↑ C’est ce qui en réalité existe aujourd’hui à Paris. Malgré l’apparente régularité des programmes, l’enseignement n’est pas tout à fait le même dans les divers lycées : il y en a où l’on fait plus de latin et de grec que dans les autres, et, par exemple, les candidats à l’École normale savent bien où ils doivent aller pour se préparer aux examens qu’ils veulent subir.
- ↑ Enseignement classique, 14,992 élèves. — Enseignement spécial, 14,012.
- ↑ D’après le plan d’études de 1874, l’étude du latin commençait en huitième et celle du grec en sixième.
- ↑ Cette citation est tirée du livre que vient de publier Mme de Witt sur son père, et qui est intitulé : M. Guisot dans sa famille et avec ses amis.
- ↑ Ces affirmations sont un peu exagérées. Cette année, au concours général, le discours latin des élèves de Paris s’est trouvé beaucoup plus remarquable qu’à l’ordidinaire. Quant aux élèves de province, leurs copies n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises que celles des années précédentes.
- ↑ Cette solution a été développée par M. Beaussire dans les séances de la société pour l’étude des questions de l’enseignement supérieur.
- ↑ Il ne faut pas oublier une innovation assez importante par les conséquences qu’elle peut avoir. On a décidé que, pour faire la version latine, l’élève n’aurait d’autre secours qu’un court lexique approuvé par l’administration. Cette mesure amènera un jour ou l’autre la suppression des dictionnaires. Ils sont déjà proscrits dans les épreuves pour l’admission à l’École des chartes.
- ↑ En Allemagne, d’après Wiese (Höheres Schulwesen), on donne 86 heures au latin, 42 au grec, 20 à l’allemand, 17 aux langues vivantes, 25 à l’histoire et à la géographie, 38 aux sciences. Il faut remarquer de plus que ce sont les classes les plus élevées qui, en Allemagne, reçoivent le plus largement l’instruction classique. Tandis que chez nous, en rhétorique, il n’y a que 4 heures de latin et 4 heures de grec, et que l’enseignement des langues anciennes disparaît à peu près de la philosophie, dans les gymnases allemands les deux dernières classes ont 8 heures de latin et 6 heures de grec. — Je dois la communication de ces chiffres à l’obligeance de M. Bréal, l’homme de France qui connaît le mieux ces questions.